Rodolphe Burger et Rachid Taha à Londres, Odyssée Rock

londres2.jpg Rodolphe Burger a accompagné Rachid Taha sur scène à l’illustre Jazz-Café les 14 et 15 avril derniers. C’était la première fois qu’il jouait à Londres. L’occasion d’une virée de 36 heures, avec le photographe Christophe Urbain, et de quelques prises de vue pour le compte d’un long-métrage en cours de tournage, (And I ride). Extraits du petit journal de bord.


 

Lundi 14, 08h31 — Gare du Nord

Rodolphe Burger retrouve les musiciens de Rachid Taha, dont Hakim Hamadouche, joueur de mandol-luth — l’instrument qu’on appelle également oud — et ami très proche. À côté de lui, un petit chariot, sac, mallettes métalliques et guitares électroniques. Il s’éloigne d’à peine de trois pas pour téléphoner qu’un militaire se pointe : « C’est à vous ? »

08h32 — Gare du Nord

L’auteur de BD, Benoît Peeters, passe devant nous. Le train pour Bruxelles part dans quelques instants sur un quai voisin...

08h50 — Gare du Nord

Le train est complet, l’embarquement prend du retard. Un employé de la SNCF : « Vous êtes en overbook, on va vous trouver des places. »

09h10 — Gare du Nord

Le train démarre. Je me fais la réflexion que Rodolphe n’a jamais joué à Londres, et je lui avoue que moi-même je n’y suis jamais allé.

« C’est la première fois ? C’est plutôt amusant, ça ! Moi, ça fait un petit bout de temps que je n’y suis plus allé. La dernière fois, c’était pour le mixage du dernier Kat Onoma, dans un studio à Brixton, en 2000. J’y ai mastérisé des albums, mais je n’y ai jamais joué. C’était quasiment un fantasme de jouer à Londres, alors tu imagines combien je suis heureux ! »

10h09 — Gare de Lille Europe

Pause cigarette, à l’extérieur du train. « It’s forbidden ! », hurle un employé de la SNCF, avant de menacer le petit groupe d’une amende de 60 €.

Hakim : « Il a dit : “Forbidden”, c’est de l’allemand ? »
Rodolphe : « Non, c’est de l’anglais ! »

11h38 (heure locale) — Gare de London St-Pancras

À la descente du train, un fan français : « Vous jouez à Londres ce soir ? »
Rodolphe : « Oui, avec Rachid Taha au Jazz-Café. »
Le fan : « Super, j’y serai ! »

11h39 — Gare de London St-Pancras

Je pose le pied sur le sol anglais, en conquérant, une guitare à la main, une Gibson je crois. Que ça ne soit pas la mienne, importe peu, je serre très fort la poignée. L’Angleterre jusqu’alors, ça n’était qu’un lointain pays imaginaire ; toute cette histoire de british rock’n’roll, The Kinks, The Rolling Stones, The Clash, ne pouvait avoir été qu’inventée par des experts en récits sublimés. Rien de réel, que du fantasme. Et pourtant, je fais le constant que les gens se meuvent, que les taxis roulent à gauche et que les murs de briques rouges existent bel et bien.

11h45 — Camden Town

Le Jazz-Café est un bar, qui offre un espace concert assez réduit avec une petite jauge, 200 à 300 places maximum, sans compter la mezzanine. On peut y boire un verre en soirée ou s’y restaurer. La programmation jazz, soul, funk, hip hop et musiques du monde est prestigieuse : Horace Andy, Antibalas, Grandmaster Flash, Tony Allen, Tinariwen ou Sharon Jones sont parmi les artistes de renommée à y avoir joué récemment.

Après, un bref passage dans la salle, Rodolphe et les musiciens se rendent à leur hôtel. Nous déposons nos affaires à l’Holiday Inn, London-Camden-Lock, à deux pas de la salle de concert — chambre spacieuse, deux double lits, nous sommes servis.

12h15 — Burger King, Camden Town

Un conseil : apprendre les nuances de la présentation sur les panneaux anglais, sinon c’est double plateau, double de ration et double du prix.

12h50 — Camden Town

Un premier disquaire sur la Camden High St : quelques vinyles pour Christophe, dont le premier Roxy Music ; la réédition du Liquid Liquid en CD chez Domino dans une édition advance hors-commerce pour moi. La bande-son dans le magasin est sublime : Tyrannosaurus Rex, The Incredible String Band ou Donovan, la pop existe, nous la vivons sur ses lieux mêmes.

13h18 — Camden Town

Promenade à Londres, nous apprécions cette première belle après-midi ensoleillée de ce printemps maussade.

13h20 — Camden Town

Christophe a oublié ses affaires chez le disquaire ; il grêle sur Londres !

15h14 — Jazz Café

Sound-check de Rodolphe en trio : avec le clavier et le bassiste de Rachid Taha, qui porte un surprenant T-shirt des Résidents, il répète des morceaux du répertoire, Ah Mon Amour, Josephine... J’en profite pour poursuivre ma lecture de l’autobiographie de Rachid, Rock la Casbah, au comptoir du bar. Christophe prend quelques photos.

16h10 — Jazz Café

Les musiciens rejoignent progressivement Rodolphe sur la scène, le batteur, le percussionniste et une section de cuivres londonienne. On peut entendre Rock The Casbah des Clash, une chanson d’ici, dans sa version de là-bas, jusque dans la rue.

16h23 — Jazz Café

Rachid Taha me tape sur l’épaule, puis à Rodolphe, en nous désignant :

« Ils sont là pour toi ?
- Non, ils sont là pour nous ! »


Pause-cigarette, à l’extérieur du bar. L’instant est détendu, les retrouvailles chaleureuses entre les deux hommes témoignent de l’immense affection qui les lie. Après un petit échange, Rodolphe retourne jouer. Rachid repart dans la ville.

16h55 — Jazz Café

p.142 du livre de Rachid, une dédicace à l’intention de Rodolphe :

« Merci Rodolphe,
Mon Burger. Ivre vivant, vivre pour ne plus avoir soif. Avoir soif, c’est une volonté de vivre. Etre mort, c’est boire jusqu’à la lie. Jusqu’à l’hallali. [Même Allah lit.] Je sais qu’il y aura toujours quelqu’un quelque part qui aura à boire pour moi. Tiens ! Quelqu’un pour étancher ma soif. Il s’appelle Rodolphe.
Rien que pour cela, je veux vivre à en mourir. Sur ma tombe, je voudrais qu’on inscrive : je suis un puits d’eau fraîche, merci à toi l’ami. À la santé de Sainte-Marie-aux-Mines. Le bar, notre bar sera toujours ouvert jour et nuit. »

Je me retourne, et je souris.

« Il t’amuse mon livre ? »

Rachid m’interroge avec gravité ! Je ne suis pas sûr qu’il m’amuse son livre — l’humour y est pourtant omniprésent, et les passages très drôles sont nombreux ! Je me laisse embarquer, ça c’est sûr. Et comme dans certains films de Chaplin, l’émotion suit de près les gags, celle-ci gagne à chaque fois en intensité et me submerge constamment. J’essaie de lui expliquer cela, mais il n’écoute pas vraiment.

17h40 — Jazz Café

Rachid assure avec Hakim la balance des voix sur Kelma. Je ne peux m’empêcher d’entendre le nom de Guelma, la petite ville de naissance de mon père, en Algérie, mais là, je dois bien avouer que mon imaginaire fonctionne sur commande.

Sur scène, Rachid porte un pantalon rouge à carreaux, des santiags blanches et un pull à col roulé gris. Je me souviens de sa théorie musicale sur la babouche qui devient santiag.

« Tu vois, m’avait-il dit un jour, si tu t’intéresses à l’histoire du rock’n’roll, tu constateras que la babouche est devenue santiag, j’aimerais faire en sorte que la santiag redevienne babouche. »

À l’évidence, il y a du Bo Diddley des origines dans ce que j’entends. Je m’étais déjà fait la remarque à d’autres de ses concerts, de même qu’à l’écoute de Tinariwen ou de Toumast. Ce blues qui naît dans le désert est la source même de toute musique rock.

18h05 — Jazz Café

Un fan anglais demande à Rachid un autographe dans son book of heroes. Il rejoint ainsi Kristin Scott Thomas, qui a signé la page précédence. Lui, qui vient d’obtenir un Brit Grammy Award dans la catégorie “musiques du monde” trois jours plus tôt, se voit décerner par ce fan le prix du meilleur “Led Zeppelin album” pour Made in Medina sorti en 2000.

21h30 — Jazz Café

Rachid est considéré comme une star à Londres, et il est accueilli comme telle dans une ambiance survoltée. La présence de B. dans l’assistance doit rajouter à son excitation première ; il enchaîne les titres les uns après les autres, Meftuh’, Rani, Ecoute-moi Camarade, Medina, Barra Barra, et s’adresse au public en français, notamment quand il s’en prend à une démocratie qui impose des contraintes financières et administratives pour l’entrée sur son territoire de musiciens pourtant invités.

Il multiplie aussi les surprises, y compris pour ses musiciens, quand il invite sur scène une jolie chanteuse noire rencontrée backstage ou ces fans venus exprès d’Espagne, quatre garçons et une fille, tous coiffés d’un chapeau de cowboy rouge. On y perd en rythme et en cohérence, mais les morceaux sont là et le public s’enthousiasme dès qu’Hakim entame le thème suivant à l’oud. À un moment, Lyes, le fils de Rachid, monte sur scène, et capuche sur la tête, entame un rap musclé avec un rappeur syrien. L’instant est plein d’émotion, la filiation est assurée.

23h45 — Jazz Café

En rappel, le groupe vient d’achever Garab, Rachid applaudit sa section de cuivres et tout le groupe le suit dans sa loge. L’espace est étroit, il est enfumé — un policier rappelle que c’est « forbidden », décidément ! —, l’ambiance est tendue, il n’y a rien à boire. Rachid me prend la main : « Tu vois, c’est comme ça, depuis qu’on est arrivé ! Aux Awards, on a dû payer nos consommations, ici on refuse de nous servir à boire et à manger. Je ne peux même pas te payer un coup, c’est vraiment n’importe quoi ! C’est ça leur conception de la liberté ? » La relation avec le personnel de la salle est glaciale, et en très peu de temps, Rodolphe et Rachid décident de quitter l’endroit et de retourner à l’hôtel.

00h15 — Monsta Café

Dans un bar repeint en rouge, trois jeunes filles se déhanchent sur des rythmes saturés. Le DJ revisite 50 ans de musique pop : au passage, Teenage Kicks des Undertones, Rock Around the Clock de Bill Haley & His Comets, Back In Black d’AC/DC. Le décloisonnement des genres est total, on savoure...

Mardi 15, 11h45 — Holiday Inn-Camden Lock

Des musiciens prennent l’ascenseur, ils rejoignent à l’étage une petite nana avec une casquette qui râle gentiment parce qu’elle s’est trompée d’étage. C’est Sharon Jones et ses Dap-Kings ! London, Baby !

14h15 — Inverness St, Camden Town

On fouille longuement chez les disquaires d’Inverness St, chez Vinyl Addiction notamment. Quelques 45T pour Christophe, Hong Kong Garden de Siouxsie and The Banshees ou This Town Ain’t Big Enough For Both Of Us des Sparks ; le premier Blondie en vinyle pour moi.

15h00 — Regent’s Park

Séance photo, à proximité du Regent’s Park. Rodolphe prend la pose. Retour, avec un arrêt trop bref à Out On The Floor, disquaire d’Inverness St, spécialisé dans tout ce qui est blues, rock’n’roll et pop ’60s.

15h46 — Elephants Head, à Camden Town

Guinness pour Rodolphe, Christophe et moi, à notre QG de campagne londonien, le bar Elephants Head, sur la Camden High St.

« Le lien qui s’est noué avec Rachid, ces derniers temps, est fraternel. On s’est rencontré dans les années 80, grâce à Bernard Meyet, un personnage qui a beaucoup compté pour l’un et pour l’autre. Il avait accepté de jouer à Sainte-Marie-aux-Mines où il a vécu très jeune lors de la seconde édition de C’est dans la Vallée, et puis il est revenu plusieurs fois. Mais Sainte-Marie n’est pas forcément le lien, même si finalement, de découvrir que nous y avons habité tous les deux, ça rajoute quelque chose. Non, c’est ce sentiment de l’avoir toujours connu — ce qui n’est pas faux, puisqu’on se croisait beaucoup —, et puis il y a sa relation au rock... Mais même s’il n’y avait pas la musique, on serait sans doute bons camarades. J’aime beaucoup l’esprit de Rachid. Il est évident qu’il continue aujourd’hui à faire peur aux médias français qui lui reprochent d’être un libre penseur et d’échapper à toute convention. Pour les Anglais les choses sont claires, Brian Eno, Mick Jones des Clash ou la presse le considèrent comme un rocker. »

15h57 — Camden Town

Séance photo, le long de la Camden High St. « Les choses ont bien changé à Londres, on ne peut que déplorer cette situation d’apartheid social qui renvoie la population à l’extérieur de la ville. Et dire qu’on vient chercher ici des modèles économiques pour la France. La situation devient vraiment préoccupante ! »

18h14 — Luton Airport

Après un déplacement en métro, train et taxi, et au terme d’une course épique dans le Terminal, ponctuée de contrariétés administratives — « Low cost, only one bag ! » —, nous embarquons in extremis sur un vol Easyjet pas si easy à destination de Paris, au terme de 36 heures de ce qui restera notre odyssée rock à nous.

Texte : Emmanuel Abela / Photo : Christophe Urbain

Disques :
Rodolphe Burger, No Sport, Capitol
Rachid Taha, Diwan 2, Barclay

Livre :
Rachid Taha, Rock La Casbah, Flammarion