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Lundi 14, 08h31 — Gare du Nord
Rodolphe Burger
retrouve les musiciens de Rachid Taha, dont Hakim Hamadouche, joueur de
mandol-luth — l’instrument qu’on appelle également oud — et ami très
proche. À côté de lui, un petit chariot, sac, mallettes métalliques et
guitares électroniques. Il s’éloigne d’à peine de trois pas pour
téléphoner qu’un militaire se pointe : « C’est à vous ? »
08h32 — Gare du Nord
L’auteur de BD, Benoît Peeters, passe devant nous. Le train pour Bruxelles part dans quelques instants sur un quai voisin...
08h50 — Gare du Nord
Le train est complet, l’embarquement prend du retard. Un employé de la SNCF : « Vous êtes en overbook, on va vous trouver des places. »
09h10 — Gare du Nord
Le train démarre. Je me fais la réflexion que Rodolphe n’a jamais joué
à Londres, et je lui avoue que moi-même je n’y suis jamais allé.
«
C’est la première fois ? C’est plutôt amusant, ça ! Moi, ça fait un
petit bout de temps que je n’y suis plus allé. La dernière fois,
c’était pour le mixage du dernier Kat Onoma, dans un studio à Brixton,
en 2000. J’y ai mastérisé des albums, mais je n’y ai jamais joué.
C’était quasiment un fantasme de jouer à Londres, alors tu imagines
combien je suis heureux ! »
10h09 — Gare de Lille Europe
Pause cigarette, à l’extérieur du train. « It’s forbidden ! », hurle un employé de la SNCF, avant de menacer le petit groupe d’une amende de 60 €.
Hakim : « Il a dit : “Forbidden”, c’est de l’allemand ? »
Rodolphe : « Non, c’est de l’anglais ! »
11h38 (heure locale) — Gare de London St-Pancras
À la descente du train, un fan français : « Vous jouez à Londres ce soir ? »
Rodolphe : « Oui, avec Rachid Taha au Jazz-Café. »
Le fan : « Super, j’y serai ! »
11h39 — Gare de London St-Pancras
Je pose le pied sur le sol anglais, en conquérant, une guitare à la
main, une Gibson je crois. Que ça ne soit pas la mienne, importe peu,
je serre très fort la poignée. L’Angleterre jusqu’alors, ça n’était
qu’un lointain pays imaginaire ; toute cette histoire de british
rock’n’roll, The Kinks, The Rolling Stones, The Clash, ne pouvait avoir
été qu’inventée par des experts en récits sublimés. Rien de réel, que
du fantasme. Et pourtant, je fais le constant que les gens se meuvent,
que les taxis roulent à gauche et que les murs de briques rouges
existent bel et bien.
11h45 — Camden Town
Le Jazz-Café est un bar, qui offre un espace concert assez réduit avec
une petite jauge, 200 à 300 places maximum, sans compter la mezzanine.
On peut y boire un verre en soirée ou s’y restaurer. La programmation
jazz, soul, funk, hip hop et musiques du monde est prestigieuse :
Horace Andy, Antibalas, Grandmaster Flash, Tony Allen, Tinariwen ou
Sharon Jones sont parmi les artistes de renommée à y avoir joué
récemment.
Après, un bref passage dans la salle, Rodolphe et les musiciens se
rendent à leur hôtel. Nous déposons nos affaires à l’Holiday Inn,
London-Camden-Lock, à deux pas de la salle de concert — chambre
spacieuse, deux double lits, nous sommes servis.
12h15 — Burger King, Camden Town
Un conseil : apprendre les nuances de la présentation sur les panneaux
anglais, sinon c’est double plateau, double de ration et double du prix.
12h50 — Camden Town
Un premier disquaire sur la Camden High St : quelques vinyles pour
Christophe, dont le premier Roxy Music ; la réédition du Liquid Liquid
en CD chez Domino dans une édition advance hors-commerce pour moi. La
bande-son dans le magasin est sublime : Tyrannosaurus Rex, The
Incredible String Band ou Donovan, la pop existe, nous la vivons sur
ses lieux mêmes.
13h18 — Camden Town
Promenade à Londres, nous apprécions cette première belle après-midi ensoleillée de ce printemps maussade.
13h20 — Camden Town
Christophe a oublié ses affaires chez le disquaire ; il grêle sur Londres !
15h14 — Jazz Café
Sound-check de Rodolphe en trio : avec le clavier et le bassiste de
Rachid Taha, qui porte un surprenant T-shirt des Résidents, il répète
des morceaux du répertoire, Ah Mon Amour, Josephine... J’en profite
pour poursuivre ma lecture de l’autobiographie de Rachid, Rock la Casbah, au comptoir du bar. Christophe prend quelques photos.
16h10 — Jazz Café
Les musiciens rejoignent progressivement Rodolphe sur la scène, le
batteur, le percussionniste et une section de cuivres londonienne. On
peut entendre Rock The Casbah des Clash, une chanson d’ici, dans sa version de là-bas, jusque dans la rue.
16h23 — Jazz Café
Rachid Taha me tape sur l’épaule, puis à Rodolphe, en nous désignant :
« Ils sont là pour toi ?
- Non, ils sont là pour nous ! »
Pause-cigarette, à l’extérieur du bar. L’instant est détendu, les
retrouvailles chaleureuses entre les deux hommes témoignent de
l’immense affection qui les lie. Après un petit échange, Rodolphe
retourne jouer. Rachid repart dans la ville.
16h55 — Jazz Café
p.142 du livre de Rachid, une dédicace à l’intention de Rodolphe :
« Merci Rodolphe,
Mon Burger. Ivre vivant, vivre pour ne plus avoir soif. Avoir soif,
c’est une volonté de vivre. Etre mort, c’est boire jusqu’à la lie.
Jusqu’à l’hallali. [Même Allah lit.] Je sais qu’il y aura toujours
quelqu’un quelque part qui aura à boire pour moi. Tiens ! Quelqu’un
pour étancher ma soif. Il s’appelle Rodolphe.
Rien que pour cela, je veux vivre à en mourir. Sur ma tombe, je
voudrais qu’on inscrive : je suis un puits d’eau fraîche, merci à toi
l’ami. À la santé de Sainte-Marie-aux-Mines. Le bar, notre bar sera
toujours ouvert jour et nuit. »
Je me retourne, et je souris.
« Il t’amuse mon livre ? »
Rachid m’interroge avec gravité ! Je ne suis pas sûr qu’il m’amuse son
livre — l’humour y est pourtant omniprésent, et les passages très
drôles sont nombreux ! Je me laisse embarquer, ça c’est sûr. Et comme
dans certains films de Chaplin, l’émotion suit de près les gags,
celle-ci gagne à chaque fois en intensité et me submerge constamment.
J’essaie de lui expliquer cela, mais il n’écoute pas vraiment.
17h40 — Jazz Café
Rachid assure avec Hakim la balance des voix sur Kelma. Je ne peux
m’empêcher d’entendre le nom de Guelma, la petite ville de naissance de
mon père, en Algérie, mais là, je dois bien avouer que mon imaginaire
fonctionne sur commande.
Sur scène, Rachid porte un pantalon rouge à carreaux, des santiags
blanches et un pull à col roulé gris. Je me souviens de sa théorie
musicale sur la babouche qui devient santiag.
«
Tu vois, m’avait-il dit un jour, si tu t’intéresses à l’histoire du
rock’n’roll, tu constateras que la babouche est devenue santiag,
j’aimerais faire en sorte que la santiag redevienne babouche. »
À l’évidence, il y a du Bo Diddley des origines dans ce que j’entends.
Je m’étais déjà fait la remarque à d’autres de ses concerts, de même
qu’à l’écoute de Tinariwen ou de Toumast. Ce blues qui naît dans le
désert est la source même de toute musique rock.
18h05 — Jazz Café
Un fan anglais demande à Rachid un autographe dans son book of heroes.
Il rejoint ainsi Kristin Scott Thomas, qui a signé la page précédence.
Lui, qui vient d’obtenir un Brit Grammy Award dans la catégorie
“musiques du monde” trois jours plus tôt, se voit décerner par ce fan
le prix du meilleur “Led Zeppelin album” pour Made in Medina sorti en
2000.
21h30 — Jazz Café
Rachid est considéré comme une star à Londres, et il est accueilli
comme telle dans une ambiance survoltée. La présence de B. dans
l’assistance doit rajouter à son excitation première ; il enchaîne les
titres les uns après les autres, Meftuh’, Rani, Ecoute-moi Camarade, Medina, Barra Barra,
et s’adresse au public en français, notamment quand il s’en prend à une
démocratie qui impose des contraintes financières et administratives
pour l’entrée sur son territoire de musiciens pourtant invités.
Il multiplie aussi les surprises, y compris pour ses musiciens, quand
il invite sur scène une jolie chanteuse noire rencontrée backstage ou
ces fans venus exprès d’Espagne, quatre garçons et une fille, tous
coiffés d’un chapeau de cowboy rouge. On y perd en rythme et en
cohérence, mais les morceaux sont là et le public s’enthousiasme dès
qu’Hakim entame le thème suivant à l’oud. À un moment, Lyes, le fils de
Rachid, monte sur scène, et capuche sur la tête, entame un rap musclé
avec un rappeur syrien. L’instant est plein d’émotion, la filiation est
assurée.
23h45 — Jazz Café
En rappel, le groupe vient d’achever Garab,
Rachid applaudit sa section de cuivres et tout le groupe le suit dans
sa loge. L’espace est étroit, il est enfumé — un policier rappelle que
c’est « forbidden », décidément ! —, l’ambiance est tendue, il n’y a rien à boire. Rachid me prend la main : «
Tu vois, c’est comme ça, depuis qu’on est arrivé ! Aux Awards, on a dû
payer nos consommations, ici on refuse de nous servir à boire et à
manger. Je ne peux même pas te payer un coup, c’est vraiment n’importe
quoi ! C’est ça leur conception de la liberté ? » La relation avec
le personnel de la salle est glaciale, et en très peu de temps,
Rodolphe et Rachid décident de quitter l’endroit et de retourner à
l’hôtel.
00h15 — Monsta Café
Dans
un bar repeint en rouge, trois jeunes filles se déhanchent sur des
rythmes saturés. Le DJ revisite 50 ans de musique pop : au passage, Teenage Kicks des Undertones, Rock Around the Clock de Bill Haley & His Comets, Back In Black d’AC/DC. Le décloisonnement des genres est total, on savoure...
Mardi 15, 11h45 — Holiday Inn-Camden Lock
Des musiciens prennent l’ascenseur, ils rejoignent à l’étage une petite
nana avec une casquette qui râle gentiment parce qu’elle s’est trompée
d’étage. C’est Sharon Jones et ses Dap-Kings ! London, Baby !
14h15 — Inverness St, Camden Town
On fouille longuement chez les disquaires d’Inverness St, chez Vinyl Addiction notamment. Quelques 45T pour Christophe, Hong Kong Garden de Siouxsie and The Banshees ou This Town Ain’t Big Enough For Both Of Us des Sparks ; le premier Blondie en vinyle pour moi.
15h00 — Regent’s Park
Séance photo, à proximité du Regent’s Park. Rodolphe prend la pose.
Retour, avec un arrêt trop bref à Out On The Floor, disquaire
d’Inverness St, spécialisé dans tout ce qui est blues, rock’n’roll et
pop ’60s.
15h46 — Elephants Head, à Camden Town
Guinness pour Rodolphe, Christophe et moi, à notre QG de campagne londonien, le bar Elephants Head, sur la Camden High St.
«
Le lien qui s’est noué avec Rachid, ces derniers temps, est fraternel.
On s’est rencontré dans les années 80, grâce à Bernard Meyet, un
personnage qui a beaucoup compté pour l’un et pour l’autre. Il avait
accepté de jouer à Sainte-Marie-aux-Mines où il a vécu très jeune lors
de la seconde édition de C’est dans la Vallée, et puis il est revenu
plusieurs fois. Mais Sainte-Marie n’est pas forcément le lien, même si
finalement, de découvrir que nous y avons habité tous les deux, ça
rajoute quelque chose. Non, c’est ce sentiment de l’avoir toujours
connu — ce qui n’est pas faux, puisqu’on se croisait beaucoup —, et
puis il y a sa relation au rock... Mais même s’il n’y avait pas la
musique, on serait sans doute bons camarades. J’aime beaucoup l’esprit
de Rachid. Il est évident qu’il continue aujourd’hui à faire peur aux
médias français qui lui reprochent d’être un libre penseur et
d’échapper à toute convention. Pour les Anglais les choses sont
claires, Brian Eno, Mick Jones des Clash ou la presse le considèrent
comme un rocker. »
15h57 — Camden Town
Séance photo, le long de la Camden High St. «
Les choses ont bien changé à Londres, on ne peut que déplorer cette
situation d’apartheid social qui renvoie la population à l’extérieur de
la ville. Et dire qu’on vient chercher ici des modèles économiques pour
la France. La situation devient vraiment préoccupante ! »
18h14 — Luton Airport
Après un déplacement en métro, train et taxi, et au terme d’une course
épique dans le Terminal, ponctuée de contrariétés administratives — « Low cost, only one bag ! »
—, nous embarquons in extremis sur un vol Easyjet pas si easy à
destination de Paris, au terme de 36 heures de ce qui restera notre
odyssée rock à nous.
Texte : Emmanuel Abela / Photo : Christophe Urbain
Disques :
Rodolphe Burger, No Sport, Capitol
Rachid Taha, Diwan 2, Barclay
Livre :
Rachid Taha, Rock La Casbah, Flammarion
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