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Daniel Darc affirme qu’il a eu du mal à enchaîner après CrèveCoeur et pourtant. Amours Suprêmes. son dernier album est un nouveau chef-d’œuvre. Même si l’ex-chanteur de Taxi Girl y exprime d’emblée la permanence des remords. il ne cherche pas tant à revenir sur son propre passé. et se concentre sur un avenir possible. Fort de sa très riche culture musicale et littéraire. il nous révèle certains de ses fantasmes. |
Il apparaît clairement que l’album Amours Suprêmes de Daniel Darc est un nouveau succès. La critique. aussi bien que le public. n’avait peut-être pas complètement cru à un successeur possible à CrèveCoeur. désigné à tort comme le chef-d’œuvre ultime qui n’appelait pas de suite. À peine l’avait-on ressuscité. que certains ont souhaité inconsciemment à Daniel Darc de disparaître aussitôt. histoire de l’inscrire un peu plus dans la légende. À en lire les récits des rencontres. ici ou là. on se dit qu’on ne retient guère la leçon. Naturellement. Daniel Darc n’est pas quelqu’un de commun. Et même s’il arbore fièrement un t-shirt avec la photo de Keith Richards et un slogan qui s’annonce comme un défi à la vie “Too tough to die” — la réplique de celui qu’arborait Patti Smith en 1976 —. les blessures continuent d’affecter sa manière de bouger. Mais ne peut-on admettre qu’on a affaire à une personne qui cherche simplement à vivre. et que ça n’est définitivement pas chose aisée. et s’intéresser enfin à ce qu’il cherche à nous dire. Nous pouvons l’affirmer. nous avons rencontré une personne d’une extrême lucidité. d’une grande sensibilité et d’une énorme générosité. une personne qui s’enquiert. qui regarde son interlocuteur. s’enflamme et s’inquiète parfois. sans chercher forcément à séduire — « Là. tu ne te fais pas chier. dis-moi ? ». « Ça n’est pas la réponse que tu attendais. je suis désolé. » Qu’il ne soit pas désolé. de l’entendre parler de free-jazz. de Robert Wyatt ou de Gram Parsons. entre autres sujets abordés dans le cadre d’un entretien nourri. ça nous fait vivre un instant magique. avec ce sentiment que tout fait désormais sens. Nous partageons avec lui cette idée très simple qui dit que le rock est à la base de tout. que nos choix esthétiques en art. en littérature et au cinéma. viennent de là. et de nulle part ailleurs. Non. nous ne faisons pas “chier”. Daniel. rassure-toi. nous prenons simplement conscience que nous retournons à la source. (E.A.)
On suppose que ça te tenait à cœur d’enchaîner rapidement après ton dernier album. CrèveCoeur…
Finalement. c’était assez long…
Ça fait un peu plus de trois ans. une durée normale entre deux albums aujourd’hui…
À l’avenir. j’ai envie d’aller beaucoup plus vite. J’aimerais en faire un autre dès l’année prochaine. Jusqu’à présent. CrèveCoeur compris. je voulais faire mon Berlin [chef d’œuvre de Lou Reed. sorti en 1973. ndlr]. un disque quasiment définitif. Je n’ai jamais réussi à le faire et je pense que c’est normal. Même si. et c’est peut-être prétentieux de le dire ainsi. j’ai le sentiment d’écrire de mieux en mieux. Amour Suprême. c’est le premier que j’aborde d’une façon différente. C’est pour moi. un pas de plus. vers quelque chose qui me permettra de peindre mon chef d’œuvre. comme disait Dylan. Ça me permet d’avoir moins de chagrin et de moins chercher le bonheur. Ce que disent les gens à propos de mes disques. les chiffres de vente. ce sont des choses qui me touchent moins parce qu’aujourd’hui je sais que je poursuis ma route vers quelque chose.
Aujourd’hui. les critiques affirment que ton chef d’œuvre existe déjà. Il s’appelle CrèveCoeur. ça te gêne. non ?
Ça me gêne parce que je viens de faire un nouveau disque et que je le trouve meilleur que le précédent.
Personnellement. je le trouve au moins aussi bon…
Moi. je le préfère. En même temps. c’est normal. je viens de le faire.
J’ai aussi le sentiment qu’il se situe dans la continuité.
Oui je crois. CrèveCoeur évoquait l’amour et Dieu. des choses qui comptent. Quand je l’ai fait. il y avait quelque chose de l’ordre du nouveau converti et j’ai eu besoin de faire mon deuil de la douleur qui s’exprimait dans mes rapports amoureux. Là. ma foi est enracinée. et je me sens curieusement plus équilibré — même si ça peut prêter à sourire quand c’est moi qui le dis.
Les deux disques sont complémentaires. ils abordent différentes facettes de ta personnalité. Peut-on envisager l’existence d’un diptyque ?
Ce que tu dis est intéressant. mais je crois qu’un triptyque. ça serait mieux. CrèveCoeur. on peut le rattacher à l’idée du Cantique des Cantiques qui met en relation Salomon et sa maîtresse. Dieu et le peuple d’Israël. Amours Suprêmes est plus libre. Quoi qu’il se passe. j’ai posé les bases d’un troisième album. Si Frédéric [Lo. compositeur. arrangeur et producteur des deux albums. ndlr] le voulait bien. j’aimerais faire ce disque avec lui. Je pense qu’on peut aller encore plus loin ensemble. Après CrèveCoeur. je me suis retrouvé dans la situation de ne plus savoir quoi écrire. un peu comme si je m’en étais voulu. alors que pendant l’enregistrement et le mixage d’Amour Suprême. je ne cessais d’écrire davantage. Je ne sais comment l’expliquer. mais j’ai ouvert quelque chose.
Tu débutes ton deuxième album par un titre fort. Les Remords. Était-ce une manière de solder quelque chose ?
Non. pas solder. Si j’avais été catholique. j’aurais dit que c’était une manière de me confesser. mais je préfère que tu me rattaches à la psychanalyse qu’au catholicisme. Comme je suis protestant. c’est pour moi une façon d’en parler à un ami. De manière plus générale. je ne crois qu’on puisse avancer en âge sans remords. à moins d’être un enculé — tu trouveras toujours un nazi prêt à te dire qu’il n’a pas de remords. Moi en tout cas. j’en ai. Et quand vraiment c’est trop dur. j’ai besoin d’en parler.
Parle-nous de ta relation d’écriture à Frédéric Lo. J’ai le sentiment que ce disque-là est plus toi et qu’on ressent moins sa touche musicale.
Je pense que tu te trompes dans la mesure où c’est encore plus lui. Même si c’est encore plus moi. Comme il a réalisé des disques pour d’autres. ça lui a permis de se sentir plus libre par rapport à moi. C’est un mec super intelligent. un mec vraiment bien. et il m’a parfaitement compris. Et puis. on se connaît mieux désormais. on se ressemble plus. Il est plus proche de moi. je suis plus proche de lui. et sans parler d’osmose. il est évident qu’il y a un truc qui se passe aujourd’hui. mais qui ne se passait pas au début.
Peut-on parler aujourd’hui d’apaisement ?
Il ne faut pas exagérer. Cet apaisement n’est pas total. Je continue à me réveiller la nuit. dès qu’il y a le moindre bruit. Je ne pense que je puisse être apaisé. ni connaître le bonheur. Je peux être content. je peux être bien et je peux être mal.
L’écriture sur Amours Suprêmes semble plus directe.
Beaucoup plus directe oui. Et beaucoup plus simple aussi. En fait. quand j’entends une mélodie. je couche sur le papier des éléments qui se rapprochent d’une forme de scansion.
Les choses te semblaient-elles beaucoup plus aisées à exprimer ?
Non. pas forcément… À l’époque de CrèveCoeur. j’avais plein de choses à exprimer. Et j’aime bien écouter ce qui en a résulté. alors que je trouve que ce que j’avais écrit pour Taxi Girl. sur Seppuku. est vraiment très mauvais. à l’exception de Viviane Vog et Armées de la Nuit éventuellement. Non. pas Viviane Vog. mais Armées de la Nuit. Là. même s’il s’est passé du temps entre les deux disques. ça n’était pas aisé pour moi. En même temps. contrairement à beaucoup de choses qui sont proposées dans la nouvelle chanson française — des choses trop prévisibles ! —. ça peut encore paraître prétentieux. mais mes rimes. ça n’est pas n’importe quoi. Même quand je les casse. je le fais volontairement.
Comment te situes-tu. par rapport à la chanson française ?
Tu vois. à l’exception de Keren Ann que je trouve vraiment bien — et je ne dis pas ça. parce qu’elle me plaît. mais tu peux écrire qu’elle me plaît ! — les artistes de la nouvelle chanson française nous ramènent en arrière. Tu as le sentiment qu’ils n’ont écouté que Jacques Brel et Georges Brassens toute leur vie. Ma mère m’a rappelé qu’il y avait trois choses qui me faisaient peur à la télévision. quand j’étais petit. les clowns au cirque. Laurel et Hardy qui passaient leur temps à se taper dessus et Georges Brassens. Dès que je le voyais avec sa moustache et sa pipe. je me mettais à flipper et je me planquais sous la nappe. Maintenant. je ne me planque plus sous la nappe. mais je ferme simplement les yeux. Et en même temps. j’ai plus de respect pour Georges Brassens que pour Jacques Brel en tant qu’auteur. même s’ils sont humainement très respectables tous les deux. J’entends chez Brassens un truc qui. curieusement. swingue dans la voix. C’est l’un des premiers en France à montrer qu’il connaît Cole Porter. après Serge Gainsbourg et Boris Vian bien sûr. En revanche. j’aime beaucoup Léo Ferré à ses débuts. Fréhel ou Marianne Oswald. et puis j’adore Charles Trenet que je trouve extrêmement moderne.
Aujourd’hui. on est parfois affligé par la pauvreté des mots utilisés dans les chansons…
En fait. il faut se méfier. On nous dit par exemple que dans le domaine du hip hop. on privilégie le choix des mots. mais c’est faux. J’aime beaucoup Jean Genet. mais l’usage de l’argot qui semblait moderne à une époque peut paraître bizarre aujourd’hui. Tout comme mon père qui trouvait tout était “bath !”. Tu vois quelqu’un s’exprimer ainsi aujourd’hui ? Les textes de rap sont malheureusement très pauvres. à l’exception de ceux d’Abd al Malik. Mais là. je ne suis pas objectif. Ça le fera sans doute sourire. mais Malik c’est mon frère !
L’album est baptisé Amours Suprêmes au pluriel. en hommage au Love Supreme de John Coltrane. En leur temps. les Stooges se revendiquaient du free-jazz. John Coltrane. The Stooges. Daniel Darc. une même filiation ?
Je crois. même si musicalement tu trouveras difficilement quelqu’un qui aime les trois. Ce qui est amusant. c’est qu’Iggy Pop justement. lui. aime les trois. Il m’a dit combien il aimait ce que je faisais. Il y a cependant une intention. une pureté dans le jazz. que personne n’a comprise dans le rock. mis à part le MC5. un peu. et les Stooges. beaucoup. C’est ce que disait Iggy : « Je veux être un saxophone hurlant comme John Coltrane. » Moi. je veux être comme Albert Ayler aussi. On parle de rock attitude. mais cette attitude existait déjà dans le jazz. il suffit de s’intéresser à Art Pepper. pour s’en rendre compte. J’ai vu Chet Baker au New Morning et Johnny Thunders au Gibus. et je peux t’assurer que j’ai vu la même chose. mais de manière différente.
Sur l’album. on trouve quelques contributions lumineuses. dont celle d’Alain Bashung…
Oui. c’est un mec que j’aime. C’est pour moi le meilleur chanteur français aujourd’hui. Il a cette capacité à s’emparer des textes qu’on lui soumet. un peu comme je le fais avec la musique.
Une autre contribution d’exception. celle de Robert Wyatt…Comment s’est passée la rencontre ?
Tu le sais sans doute. je suis excessivement timide. à la limite de la phobie sociale. Et c’est drôle. pour l’occasion. je n’étais pas le seul à exprimer cette timidité-là. Autour de moi. tout le monde était flippé ! Quand Robert Wyatt arrive. c’est tout de même quelque chose. Il est venu nous voir avec Alfie [son épouse. à qui l ‘ex-Soft Machine dédie les morceaux Alifib et Alife sur l’album Rock Bottom. ndlr]. Mais ce que je ne savais pas. c’est qu’il était très timide lui aussi. En plus. il venait d’arrêter de boire. Je lui ai demandé pourquoi il avait arrêté. il m’a répondu que c’était sa femme qui lui avait demandé. Il disait qu’il y avait un moment où c’était vraiment dur. c’était le soir avant de se coucher. l’instant de la ”dernière tisane” à laquelle il n’avait plus droit. Le coup de la “dernière tisane” m’a fait beaucoup rire.
Sur le disque. il est discret. Il est crédité pour ses instants de “respiration” sur Ça ne sert à rien.
En fait. c’est un monsieur d’une très grande gentillesse. Il est venu avec une trompette et nous a joué un air. mais comme ça ne fonctionnait pas sur le titre. il ne s’est pas formalisé. Il nous a simplement dit. à Frédéric et à moi. d’utiliser le passage si on jugeait bon de le faire sur ce titre-là ou sur un autre dans la même tonalité. sinon de laisser tomber. Après. il nous a produit ses petits effets de respiration. il m’a montré comment faire. j’en étais incapable. Lui. il a presque le souffle circulaire. il peut le faire autant de fois qu’il le veut. À la fin. il a chantonné comme dans Sea Song de Rock Bottom. c’était exactement ce que je voulais. Je peux te l’assurer. c’est vraiment un mec génial !
Robert Wyatt. une figure de légende. tout comme Gram Parsons qu’il t’arrive de citer en affirmant qu’il “transcende” tout…
C’est drôle. parce que c’est justement le genre de type qui n’a justement pas cherché à devenir un monument. Il a tout fait pour déplaire à tout le monde. J’ai peut-être fait la même chose. avec moins de talent malheureusement. Ce type est présent. quand les Stones enregistrent Exile On Main Street. Il apprend bien des accords à Keith Richards. et bien des choses sur la country. Sans lui. les Stones n’auraient pas été pareils. Et puis. il y a cet instant où Keith le pousse à retourner avec son groupe. The Flying Burrito Bros. parce que ça le fait suer. Moi. j’adore ça. et puis me rappelle des trucs avec Taxi Girl. ces moments. tu vois. où tu n’as vraiment pas envie d’y aller. Au départ. c’était un fils de riche et tu sais combien je n’aime pas les fils de riche. Lui. il avait un problème avec ça et c’est sans doute ce qui explique qu’il ait agi de la sorte. Tout en lui est de l’ordre du mythe. tu comprends. Tout est foiré dans son histoire. même sa mort. avec Kauffman qui brûle son corps de manière honteuse. qui le brûle mal en plus. Il est loin devant. après il y a Nico et moi. je viens loin derrière. De toute façon. j’aurai toujours une nette préférence pour les beautiful losers comme ceux-là que pour les “gagnants merdeux” qu’on a à la tête du pays.
Quels sont aujourd’hui tes fantasmes rock ?
Ce serait quelque chose de l’ordre d’un free-rock que j’aimerais aider à inventer. quelque chose que Tim Buckley avait déjà eu en tête à l’époque de Starsailor. tu vois. Il a été visionnaire par rapport à cela. en mélangeant free-jazz. folk et rock. ça reste incroyable. J’aimais assez quand un guitariste que Jeffrey Lee Pierce du Gun Club reprenait sur scène. avec sa Stratocaster blanche. des morceaux de Pharoah Sanders comme The Creator Has A Masterplan ou A Love Supreme de John Coltrane. Il avait compris ce truc. et je suis sûr que s’il était resté vivant. il jouerait avec une section de cuivres. Et puis dans le domaine du punk. même si je reste plus attaché aux New Yorkais qu’aux Anglais. je dois admettre que j’aime quand les Damned font jouer le clarinettiste Lol Coxhill sur leur reprise des Stooges. I Feel Alright. sur leur premier album. Des gens comme Wayne Kramer ou Fred ‘Sonic’ Smith du MC5 ont eu cette vision. Iggy l’a toujours eu aussi. Bon. maintenant je dois bien admettre que j’ai passé l’âge de m’interroger sur ce que va être l’avenir du rock. mais. tu vois. ce que je ne cesserai d’aimer. c’est la notion de danger.
Propos recueillis par Emmanuel Abela. le 14 janvier 2008 dans le café le Polichinelle à Paris.
Crédit Photo : Ruddy Wacks
Dernier album : Amours Suprêmes. Mercury