Dans l’un de vos aphorismes. vous affirmez. « Si l’Alsace a un
talent. c’est de ne pas savoir qu’elle en a. » Avez-vous le sentiment
que l’Alsace a dû mal à reconnaître ses propres talents ?
Vous savez. c’est une histoire très compliquée. Il y a ce nombrilisme
incroyable et en même temps. je voulais dire par là. que si en Alsace
on ne sait pas qu’on a du talent. c’est à cause de la centralisation
parisienne. Si on n’est pas passé par Paris. vous comprenez. on n’est
rien ! On a été marqué par l’assassinat culturel français. après la
guerre qui nous a complètement réduits. L’autre jour. j’ai dit au
nouvel Ambassadeur de France. en Allemagne. à Berlin : « Vous savez. en
Alsace. on a une chance. c’est de ne pas avoir besoin d’être reconnu à
Paris. pour être connu en Allemagne. ou même à l’étranger. » Ce qui est
un peu mon cas. Pour nous. il est préférable d’aller à l’étranger que
de monter à Paris. Moi. j’ai foutu le camp. après la guerre. Deux ans
après la guerre. j’en avais déjà marre des Français ! Il faut partir.
faire un stage aux Etats-Unis. apprendre le marketing autour d’un
produit. L’art aussi. c’est un produit. Mais il y a un problème :
l’Alsacien est casanier. il reste chez lui. au lieu de vivre des
expériences dans le monde entier et d’apprendre ailleurs… Je me range
dans une autre catégorie. si je suis arrivé à ce que je suis. c’est que
j’ai appris partout. et d’abord aux Etats-Unis.
L’Alsacien a tendance à se replier sur lui-même…
Oui. c’est un truc psychologique. Nous avons des talents étonnants qui
mériteraient d’être mondialement connus. mais qui sont restés en
Alsace. Je pense à Jean Remlinger ou Raymond Waydelich. ils font partie
des tous grands. Je ne sais même pas s’ils sont au Musée d’Art Moderne.
Ce musée est très beau. mais représente-t-il tous les courants de la
peinture et de la culture en Alsace ? Il n’est même pas une plateforme
pour nos grands talents qui en sont absents. Il n’y a aucun lieu où on
peut découvrir l’art contemporain produit en Alsace ! Ce n’est pas
croyable. ce qu’on a comme talents en Alsace. Daniel Depoutot. c’est
pareil. c’est un grand mec. il mériterait d’être connu comme Tinguely.
On pourrait imaginer que l’Ancienne Douane. à Strasbourg. serait
réservée aux artistes de notre époque. Ça. c’est un exemple typique.
Naturellement. s’ils étaient connus à l’étranger. on les accueillerait
au retour.
En littérature. forcément. on a été “gallicisés” comme des volailles !
Malheureusement. la province joue le jeu de la centralisation. Là. il
faut aller à Paris. mais moi j’insiste pour que mes livres soient
publiées en Alsace pour prouver aux Français que nous aussi. on sait
publier des livres. Il n’y a pas ce problème en Allemagne : Munich.
Hambourg. Berlin. Francfort. toutes ces villes ont une importance
égale.
Vous avez dit que le Musée Tomi Ungerer vous faisait du bien…
Au début. pour moi c’était impensable... C’est presque une expérience
de rêve... Je vous avouerai que je n’ai pas encore complètement accepté
le fait. Et puis. j’ai presque un sentiment de culpabilité. Pourquoi
moi. et pas les autres ? Peut-être parce que je suis une vingtaine
d’artistes à la fois ! Je suis autant écrivain qu’artiste. alors
d’accord. mais quand même je souhaiterais qu’il y ait de la place pour
les autres. Ce musée va inviter et réhabiliter des masses de
dessinateurs oubliés. ou presque oubliés.
Votre Musée constitue une sorte de brèche. dans laquelle s’enfoncer…
Tout de même. la vallée rhénane de l’Oberrhein [du Rhin Supérieur.
ndlr] est une vallée d’illustrateurs. Depuis Martin Schongauer ou les
illustrations de La nef des fous. c’est une grande tradition.
Justement. la villa Greiner qui abrite le Musée se trouve à
proximité de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg
où sont conservés les ouvrages avec des gravures d’Hans Baldung Grien…
C’est étonnant. mais Baldung Grien mériterait aussi d’être réhabilité.
et avec lui plein d’autres artistes de son époque. tout comme les
artistes de notre époque. Mais la Ville de Strasbourg a conscience de
ça ; on ne va pas se plaindre tout le temps. En Alsace. dans les
collectivités. le budget de la culture est important. Ça n’est pas
l’administration qui ne reconnaît pas le talent des artistes. c’est
Paris ! Là. avec mon musée. c’est presque une déclaration
d’indépendance.

Il comble un vide. cet espace manquait…
Avec la quantité d’œuvres que j’ai donnée. il y aura de quoi faire
trois expositions par an. pendant dix ans. Tout cela est complètement
mobile. Et puis. il y aura tout le travail sur les artistes invités.
avec des expositions qui doivent tourner dans toute la France. En
Alsace. on doit apprendre à exporter.
Dans le Musée. on découvre votre bibliothèque personnelle…
Oui. c’est important. J’ai donné un millier d’ouvrages. et un autre
millier arrivera par la suite. Ce sera un lieu unique pour étudier des
documents qu’on ne trouvera nulle part ailleurs. sur l’Amérique par
exemple. On trouve des ouvrages médicaux. on trouve de tout. même si
c’est essentiellement visuel. Je me suis abonné. par exemple. pendant
deux ans. à la revue des croquemorts américains à destination des
entreprises de pompes funèbres. C’est spécial. ça ne constitue pas une
collection. mais vingt-quatre numéros d’une revue pareille. ça reflète
toute une société. Sur l’Amérique. la plus grande partie est encore en
Irlande. toute la section américaine est encore à venir.
Vous affirmez que vous souffrez d’un complexe d’infériorité.
D’insécurité aussi. c’est très alsacien ! On se défend comme on peut. avec impertinence.
Les nouvelles générations s’affranchissent de ce complexe d’infériorité.
Mais les nouvelles générations ont de moins en moins ce genre de
problèmes. Et donc les artistes de ces nouvelles générations ne seront
plus alsaciens ! Pour être alsacien. il faut assumer le poids de
certains problèmes. Vous comprenez. ce musée qui m’a été donné fera du
bien à Strasbourg et à l’Alsace. Ce musée est un phénomène alsacien. Au
moins. un Alsacien a obtenu cette reconnaissance sans monter à Paris.
Et sans même y descendre. C’est cela ma force ; c’est en cela que je
peux me poser en exemple et donner du mouvement.
Par rapport aux problèmes que vous évoquiez. vous restez rebelle…
Personnellement. je ne condamne pas l’attitude des uns ou des autres.
Je ne fais que des constats. c’est tout. Et comme ces constats sont
parfois négatifs…
On vous dit provocateur. mais est-ce vraiment le cas ?
Je suis très provocateur. excusez-moi. surtout devant l’arrogance… Il y
a une chose que je ne supporte pas. c’est l’arrogance des autres. Elle
me rend arrogant à mon tour. je deviens effronté. Pour obtenir certains
résultats. il faut réanimer la conscience des gens. Et pour cela. il
faut donner un coup de poing dans la cervelle.
Propos recueillis par Emmanuel Abela
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