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« Un vieillard qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle ». Jakob Elias Poritzky n'était pas un vieillard quand il est mort, en 1935. Mais ses livres ont failli disparaître à jamais. En effet, son oeuvre a été presque entièrement détruite par les autodafés nazis - « plus que détruite, anéantie, rayée de la carte », selon les termes de Nathalie Eberhardt, qui a traduit Mes Enfers en collaboration avec Dina Regnier Sikiric. C'est en lisant un livre d'Otto Rank, une exégèse qui mettait Poritzky côte à côte avec Maupassant, Poe ou Wilde, qu'elles se sont intéressées à cet écrivain oublié.
Né en 1876 en Pologne, il émigre en Allemagne, avec toute sa famille, alors qu'il n'est encore qu'un enfant. Les juifs sont alors considérés comme en marge de la société. Le père de Poritsky, comme beaucoup d'immigrés de l'Est, est un fervent traditionaliste, un « fanatique ». Dans Mes Enfers, Poritsky va donc poser la question de l'acculturation, du « fardeau » des enfants d'immigrés. Mais il va aussi écrire son dégoût des dogmes, qu'ils soient religieux ou scientifiques, ainsi que cette vaine quête d’une place pour lui et de réponses à ses questions.
L'histoire de Mes Enfers, c'est l'histoire de Poritzky. Celle d’un jeune juif allemand, d'origine polonaise, à la fin du XIX° siècle, qui se demande où est Dieu. Dans sa pauvre maison d'enfance, à Karlsruhe, il connaît ses premiers émois littéraires... Caché aux toilettes. Car son père refuse de le voir lire des livres allemands — « Non, tu ne dois pas lire. Jette tous ces livres répugnants. Fiche ces ordures au feu ! Prie donc ! C'est ce que tu as de plus intelligent à faire ». Et nous, lecteurs, nous frissonnons avec lui devant ce « tyran domestique », comme il l'appelle, parce qu'il insuffle à son fils, avec une violence inouïe, la peur de ce dieu qui n'est que « Vanité du bruit et Fumée ». Le jeune homme partira, hanté par un leitmotiv : « Pourquoi Dieu ne me répond-t-il pas ? » En effet, pourquoi ce dieu, qu'on lui a appris à craindre et à vénérer, ce dieu soit-disant tout puissant, pourquoi ne l'aide-t-il pas ? Et pourquoi cette hypocrisie de la part de la société ? À Berlin, en passant par Francfort et Paris, il tente de trouver des réponses à ses questions en étudiant comme un forcené. Toujours en vain ! Les sciences le déçoivent autant que la religion. Et il ne peut s'extraire d'une misère boueuse ; jamais il n’aura de place parmi les hommes. Il se voit toujours seul et ne trouve point de salut.
Ce livre extrêmement sombre, teinté d'une ironie amère, sans espoir, il n’offre pas d’issue. Et pourtant, il procure une émotion belle et bizarre. La plume de Poritsky est cynique, cruelle, acide... Il pose des questions existentielles, dures, dont personne n'a la réponse. Il décrit les bas-fonds, les loyers impayés, la faim, les prostituées, compagnes de mauvaise fortune, la rue et la crasse, à nous donner envie de vomir – on se sent un peu, parfois, dans l'Assommoir d'Emile Zola, mais avec le rire en plus, Poritzky ponctuant ses descriptions de petites piques mordantes et savoureuses. Mes Enfers est, paradoxalement, une oeuvre pleine d'humour et de poésie. C'est une des plus belles qualités de cette oeuvre finalement : elle est sombre et profonde, mais n’est pas dénuée de légèreté. (M.F.)
Mes Enfers, de Jakob Elias Poritzky, traduit de l'allemand par Dina Regnier Sikiric et Nathalie Eberhardt — La Dernière Goutte.
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