Jul investit dans la pierre

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Jul n’a que 35 ans mais déjà de sacrées références et un parcours loin d’être banal qui lui donne une culture générale bien au-dessus du commun des citoyens. Son Silex and the City est l'un des événements de la rentrée.


Il n’a que 35 ans mais déjà de sacrées références et un parcours loin d’être banal qui lui donne une culture générale bien au-dessus du commun des citoyens. Après Normale Sup’, Jul enseigne l’histoire chinoise avant de se rendre compte qu’il peut vivre du dessin. Il réalise alors le grand écart idéologique, passant de l’Echo des Savanes à Charlie Hebdo, avec quelques étapes intermédiaires pas inintéressantes : Les Echos, Le Nouvel Observateur, Marianne ou encore l’Humanité. Il vit par ailleurs de l’intérieur l’affaire des caricatures de Mahomet que Charlie Hebdo publie et se voit menacé parce qu’il y travaille. Depuis peu, il se lance dans la bande dessinée pour « respirer et prendre un peu de recul sur l’actualité ». Son Silex and the City est l’un des événements de la rentrée. Retour sur un projet qui va faire parler.

Jul, pourquoi avoir voulu transposer les problèmes de la société d’aujourd’hui à l’âge de pierre ?
Dans Silex and the City, d’une certaine façon, je n’ai rien inventé : ce décalage là, on l’a déjà connu en bande dessinée et en premier lieu dans Astérix avec le procédé de Goscinny pour parler de la France de De Gaulle avec la vie gauloise. Après, en tant que dessinateur de presse, j’ai toujours le nez dans le guidon et au bout d’un moment j’en avais assez de dessiner des Nicolas Sarkozy et des Ségolène Royal au kilomètre, j’avais besoin de prendre un peu de distance avec des personnages de pure fiction, et c’est pour ça que j’ai créé la famille Dotcom. Mais on ne se refait pas, j’avais toujours l’œil sur notre actu, même si je ne voulais pas traiter ça de manière frontale. Et prendre 40 000 ans de distance en transposant tout à l’âge de pierre, ça me permettait, comme quand on porte un coup, de prendre encore plus de recul pour que l’humour soit encore plus efficace. Et ça m’a beaucoup amusé.

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  Est-ce aussi une manière de dire que les problèmes de l’Homme resteront toujours les mêmes, quelle que soit la période ?
Le point de départ de cet album, c’est qu’en 40 000 avant JC, toute la planète obéit à la loi de l’évolution des espèces, mais une vallée résiste encore et toujours à l’évolution – ça rappelle quelque chose. La famille Dotcom va tenter de propulser ses contemporains dans la modernité. Le père va se présenter aux élections de la vallée – lui c’est l’homo erectus qui se lève tôt et il a un slogan : « Evoluer plus pour gagner plus. » Mais il a un fils qui est encore plus radicale puisqu’il est alterdarwiniste : il est contre la fourrure, contre le feu, contre la chasse… Forcément, ça limite ce qu’on peut faire à l’âge de pierre. Et cette attitude là, cette sorte de refus du progrès alors que l’évolution n’a pas encore commencé, est universelle. De tous temps, il y a eu des personnages qui étaient accrochés à une modernité un peu toc, un peu bling-bling comme la famille Dotcom : ils ont tous des noms très technologiques, mais c’est quelque chose de façade. Et il y avait aussi des gens qui freinaient des quatre fers et qui étaient déjà pour la décroissance alors qu’on avait pas encore inventé le feu.

Dans Silex and the City, tout le monde en prend pour son grade : profs, écolos, patrons…

Un des grands exemples dont je m’inspire beaucoup, c’est les Simpsons. L’histoire d’une famille moyenne qui parvient à traiter plein de problèmes de la société américaine. De la même façon, les Dotcom, c’est une famille de profs. Lui est prof de chasse, et la mère est prof de préhistoire-géo en ZEP, zone d’évolution prioritaire. Ça commence un peu comme une parodie de François Bégaudeau, Entre les Murs, avec tous les problèmes de salle des profs, de classes dissipées, de minorités visibles… Dans les classes, il y a des Néanderthal qui doivent cohabiter avec des cannibales et des végétariens, c’est un peu compliqué ! Il y a aussi le côté consommation et c’est assez drôle d’imaginer une société de consommation de masse à l’époque où il n’y avait rien à consommer ! Les deux enfants, ce sont des Dolto-Sapiens, des enfants très raisonneurs, opposés à leurs parents… On peut effectivement parler de grandes questions de société et politique puisqu’il y a aussi cette campagne du père qui va draguer à gauche à la fête de l’Humain… Il va aussi vers l’extrême droite où il assiste à des meetings dans lesquels on prétend que le mammouth est un détail de la préhistoire… Cette espèce de parodie d’obsession politique et commerciale, c’est une façon de se moquer d’une époque un peu ridicule qu’est là nôtre… ça permet peut-être de porter un jugement un peu plus acerbe sans utiliser la pédagogie un peu ennuyeuse. Ce burlesque là est peut-être un peu plus efficace.

L’humour permet-il d’aborder des choses plus graves et de faire réfléchir les gens à ces problèmes ?

J’en suis persuadé. Les choses que j’apprécie en tant que lecteur vont dans ce sens, et c’est ce que je sais faire. Je n’arriverais pas à être tout à fait pédagogique dans ma manière d’aborder les choses, et surtout ça me soulage. Dans la mesure où on est soi-même angoissé ou en proie aux difficultés d’un monde contemporain d’une violence et d’une complexité extrêmes, le rire, c’est une façon de désamorcer tout ça. Quand j’invente des histoires, c’est moi que je cherche à rassurer, et si ça rassure le lecteur, tant mieux. Parfois, j’ai aussi l’impression d’être un vengeur masqué. On endure tellement de choses au quotidien… Les tourner en dérision, c’est un peu une manière de sauver sa peau en se marrant. Il y a un proverbe tunisien que j’aime bien, c’est « ris de la vie avant qu’elle ne rie de toi ».

Dans tous ces grands thèmes que tu abordes avec ton crayon, lequel te révolte le plus en tant que citoyen ?

J’ai un vrai tropisme écolo. Je suis très content que les thèmes écolo s’emparent de tous les partis politiques aujourd’hui. C’est essentiel. Il y a un côté millénariste à agiter toutes les peurs de destruction de la biodiversité. Je me suis parfois rendu compte des contradictions de certains militants ultra-écolos qui prennent la voiture ou l’avion pour aller manifester… Les tourner en ridicule, c’est aussi mettre le doigt sur de vraies questions. On n’est pas parfait, il n’y a pas une pureté absolue de ces questions, mais tout le monde est concerné, c’est important d’en parler. Dans Silex and the City, il y a par exemple le fils qui veut réintroduire l’ours des cavernes alors qu’on vient juste de le chasser de la grotte… C’est un peu grotesque mais ça met le doigt sur quelque chose qui me touche profondément.

Après ce tome 1, qu’as-tu prévu pour cette série ?
Au départ, un peu sur le mode du stalinisme triomphant, j’avais prévu un plan quinquennal de construction. Mais je crois que ça va partir dans tous les sens. J’ai déjà plusieurs pistes pour le tome 2. J’ai mis en place cette famille Dotcom. Le premier tome est axé sur la campagne politique du père, mais là je vais m’intéresser un peu plus aux enfants. Il y aura un peu de romance entre la fille, Web, et Rahan de la Pétaudière, l’héritier du patron d’EDF, Energie du Feu. Cette histoire s’arrête en queue de poisson à la fin du premier tome quand Rahan lui annonce qu’on ne pratique pas le Silex avant le mariage dans sa famille… Et puis il y a un autre aspect que je n’ai pas abordé, c’est la religion puisqu’en -40.000 on commence à avoir des formes d’animisme, on enterre les morts, et ça permet de reprendre des thèmes d’aujourd’hui qui sont ultra-brûlants.

Attention aux caricatures…
Jusqu’ici ça va, l’affaire des douze caricatures de mammouth n’a pas dépassé les frontières françaises !

Texte et photos : Sébastien Ruffet

Dernier album : Silex and The City, Dargaud


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