Alain Bashung, l’Imprudent

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La disparition d'Alain le 14 mars laisse un grand vide. En juin 2003, quelques mois après la sortie de l’Imprudence, Philippe Schweyer l'avait rencontré au festival C’est dans la Vallée sur les hauteurs de Sainte-Marie-aux-Mines, en toute intimité. L'occasion de se souvenir...


Depuis vos débuts, vous choisissez vos musiciens avec le plus grand soin...

Cela ne s’est pas toujours passé de la même manière. À une époque, après mon premier album (Roman-Photo en 1977), je tournais avec des musiciens qui avaient un boulot à côté. C’était un peu « qui m’aime me suive » et ça ressemblait vraiment à un coup de poker pour eux de miser sur moi. Ensuite, après Roulette Russe (1979), j’ai rencontré trois musiciens qui avaient l’habitude de jouer ensemble dans un des groupes qui s’appelaient Jack the Ripper. Ils venaient de quelque part entre Avignon et Marseille et il se passait vraiment quelque chose de magique quand ils jouaient ensemble. Le guitariste avait un son, une approche, et comme ils avaient survolé le jazz rock, ils avaient la technique. Je leur ai fait découvrir le plaisir de la naïveté, appris à faire très peu de notes quand il le fallait et à ne pas hésiter à prendre des risques. Je comptais beaucoup sur la connivence des uns avec les autres pour progresser. On est resté ensemble pendant cinq ans, le temps d’enregistrer Pizza (1981), Play Blessures (1982) et Figures Imposées (1983). On faisait tout ensemble et du coup on avait vraiment un son global.

Auparavant, vous aviez enregistré avec des musiciens de studio ?
J’avais eu des expériences catastrophiques en studio. Je m’étais retrouvé à faire le producteur face à une trentaine de cordes qui venaient de l’opéra. Je sentais qu’il y avait un non-respect total vis-à-vis de la variété et plus encore de moi. Un jour, alors que l’on arrivait à la fin d’une séance de trois heures, j’ai entendu un truc bizarre. Trois musiciens s’étaient volontairement désaccordés pour pouvoir jouer plus longtemps. Comme le budget était ric-rac, j’avais envie de les tuer. C’était vraiment dégueulasse et ça n’avait rien à voir avec l’idée que je me faisais de la musique. Ensuite, j’ai toujours cherché des musiciens qui aient une vraie identité, même s’ils étaient inconnus.

Comment s’est passée la collaboration avec Gainsbourg ?
Play Blessures a coupé la France en deux. C’était un album avec des références que je  voulais proche de l’esprit de Kurt Weill ou de Moondog. Nous étions un groupe européen avec des boîtes à rythmes et deux ou trois inventions techniques qui d’un seul coup ont apporté une ouverture. J’utilisais une boîte à rythmes vintage qui maintenant vaut une fortune, mais à l’époque nous avons eu de gros soucis avec les synchros. Au lieu de corriger les erreurs, on les laissait pour créer des moments de flottement. Le rock ne faisait pas partie de la culture de Gainsbourg, mais ça l’excitait quand même. Pour lui, Eddie Cochran, Gene Vincent ou Buddy Holly venaient après Billie Holiday. Mais qu’un blanc comme Cochran puisse chanter comme un noir, ça l’impressionnait assez. On se rejoignait sur ce que l’on voulait raconter. En fait, nous cherchions tous les deux à conjurer le sort en chantant le désespoir avec un certain détachement. Gainsbourg écrivait des lignes ciselées vraiment pas mal pour les filles. Il avait un sens extraordinaire du son des mots, mais il fallait parfois rajouter quelque chose de trivial, casser le littéraire.

Je suppose que vous étiez sur la même longueur d’onde...
Je lui fournissais des thèmes. Par exemple un jour je lui ai dit que je souhaitais chanter une chanson en mon hommage et il a écrit le désert de Gaby (J’croise aux Hébrides). C’était moi vivant chantant un hommage à moi mort, peut-être pour enterrer une époque. Ensuite, pour une émission de télé, je me suis même fait filmer allant à mon propre enterrement [rires]. Il y avait mal d’orgueil dans notre démarche et c’était très excitant d’essayer d’aller ailleurs. On voulait vraiment exister en tant qu’européens et faire des choses sans complexe. Le punk a aidé puisque le propos devenait plus important que la démonstration. C’était plus intéressant d’être un peu sale que de chercher à être virtuose à tout prix. Mais il fallait quand même beaucoup de travail pour choisir la bavure intéressante. Comme j’avais des problèmes de manager, j’ai aussi demandé à Gainsbourg de m’aider à exorciser et c’est comme ça qu’il a écrit Scènes de manager.

Pour l'album Figure Imposée, vous avez travaillé avec Pascal Jacquemin qui habite à quelques kilomètres de Sainte-Marie-aux-Mines…
Oui, je l’ai aidé à produire un album, mais comme il n’est jamais sorti, il m’en a un peu voulu… Avec Figure Imposée, j’ai essuyé les plâtres du digital au studio du Palais des Congrès. Absolument personne ne savait s’en servir. Il y avait des clocs toutes les dix secondes sur les bandes. Le système était intéressant mais c’était comme si on avait confié le volant d’une formule1 à un type sachant à peine se servir d’une 2CV. Je n’ai pas pu contrôler cet album et je n’étais pas satisfait du mix. Le groupe était perturbé parce que les musiciens voulaient un minimum de sécurité technique. Au final il y a quand même un ton original et une bonne dose de surréalisme dans ce disque, mais peu de gens ont compris où j’essayais d’aller.

Ensuite, vous avez quitté la France. Était-ce pour éprouver votre méthode de travail ?
Oui, Paris me dégoûtait. J’ai enregistré le single SOS Amor au studio ICP à Bruxelles. C’est le premier titre enregistré dans ce studio qui ait marché et depuis je suis leur mascotte. Là-bas, je sentais que tout était possible. Il y avait pas mal de musiciens anglo-saxons qui voulaient faire des choses européennes. Pour Novice (1989), j’ai invité Colin Newman de Wire qui habitait à trois pâtés de maisons du studio. C’était assez européen de chanter des choses désespérées alors que nous étions morts de rire. J’ai aussi travaillé avec Dave Ball le synthé de Soft Cell et Phil Manzanera le guitariste de Roxy Music. En voyant tous les disques d’or qui étaient accrochés chez lui, j’ai vraiment eu l’impression d’être un SDF mais il était adorable et il a accepté de jouer sur mes bandes.

Est-ce si difficile de parvenir à créer une véritable alchimie au sein d'un groupe ?
Quand un groupe marche, il y a une magie qui peut très bien disparaître au bout de six mois. Lorsque la grâce a disparu, il faut passer à autre chose. Par exemple, après Novice, on a fait une première tournée avec les musiciens de départ. C’était une vraie catastrophe, ça ne collait pas du tout. Je me suis retrouvé à l’hôpital avec une hernie discale et à la sortie j’ai monté un autre groupe avec lequel ça a formidablement bien marché. C’est une accumulation de toutes sortes de détails allant du comportement de chacun jusqu’aux qualités musicales qui fait que ça fonctionne. On ne peut pas se contenter de reproduire ce que l’on a fait auparavant. Dans ce cas-là, les autres musiciens n’avaient pas évolué dans mon sens.

Changer de musiciens avant chaque tournée, est-ce une manière de conserver une part de fraîcheur ?
Parfois je tournais avec deux anciens et deux nouveaux. Il ne faut pas oublier que les musiciens aussi peuvent être fatigués. Il faut être honnête cela est vrai dans les deux sens, surtout que maintenant les tournées durent deux ans ! Dès le moment où je compose mes chansons, j’essaye de penser à la liberté des musiciens pour éviter qu’ils s’ennuient sur scène. Le malheur, c’est que parfois un morceau ne semble jouable que d’une seule manière. J’aime l’idée que mes morceaux puissent être déformés, qu’il y ait des moments de solo, d’improvisation. Même si on risque alors de perturber le type qui s’occupe du light show ! L’idéal serait de tourner avec une formation puis avec deux musiciens. On peut aussi rencontrer un type qui forme un orchestre à lui tout seul, il y en a quelque uns comme ça. Sur Novice, il y avait un musicien qui avait fait des galas avec un comique, ce qui doit être assez frustrant. Il s’est tellement donné avec moi qu’il a fait un boulot fabuleux. C’est très important l’énergie. Au bout d’un moment les musiciens perdent ce qu’ils ont d’original car ils sont obligés de trop s’adapter. Ce n’est pas toujours facile à vivre de jouer avec n’importe qui. Ceux que je choisis aiment bien l’inconnu. Cela les excite, ils sont attirés par quelque chose.

Avez-vous toujours du plaisir sur scène ?
Dans certains festivals, je me retrouve sur scène avec des écrans géants de chaque côté de la scène. Comme les gens ne regardent plus que les écrans, j’ai du mal à palper le public. Dans ces cas-là, on est moins dans le partage que dans un petit concert comme à la Chapelle.

Quelles sont vos sources quand vous composez ?
Je ne suis pas vraiment influencé par la littérature ou le cinéma. Je m’accroche à un style, mais c’est difficile de faire un truc qui ne ressemble à rien. Au départ, je fredonne. Je suis capable d’improviser assez facilement des mélodies. Ensuite, je travaille avec des musiciens. J’essaye de leur proposer de faire des choses qu’ils n’ont jamais faites. C’est très difficile d’expliquer où l’on veut aller, de donner des indications à un musicien. Plus de la moitié de ce qui donne sa couleur à un morceau ne s’écrit pas.

Quelle musique écoutez-vous en ce moment ?
Cat Power, on sent qu’elle fait les choses très librement. Nick Cave bien sûr, Bob Dylan, Colin Blunstone (ex-leader des Zombies) et des trucs qui ont à voir avec Nick Drake : c’est simple et il y a de la magie...

Votre rencontre avec Rodolphe Burger ?
Rodolphe est très chaleureux et il a de grandes qualités pédagogiques : c’est son côté prof qui ressort. Il cherche toujours à aider et il n’enfonce jamais les autres. On fera sans doute encore des choses ensemble…

L’imprudence ?
C’est presque la définition de tout le parcours. Sans imprudence, on ne va pas bien loin…

Propos recueillis par Philippe Schweyer (Novo) à Sainte-Marie-aux-Mines en juin 2003.

Dernier album : Bleu Pétrole, Barclay
Site officiel d'Alain Bashung
 

À lire également le compte-rendu de son dernier concert à Strasbourg,
dans le cadre du festival Musica le 4 octobre 2008.


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