La rencontre entre les deux hommes est tardive, elle date de 1948, un an avant le début de leur correspondance, et pourtant l'affection que porte Heidegger à l'œuvre et au travail d'Ernst Jünger est bien plus ancienne. Comment expliquer que cette rencontre n'intervienne pas plus tôt ?
On est un peu surpris, et Jünger avait suggéré à Henri Plard qu'ils s'étaient rencontrés plus tôt, dans les années 30, à l'époque du Travailleur, mais on est obligé de travailler en scientifiques. On n'a pas retrouvé de correspondance plus ancienne, donc on peut penser peut-être qu'il y a eu un flou dans les souvenirs et qu'ils ne se sont rencontrés qu'après la Seconde Guerre mondiale.
Si j'ai bien compris, Jünger ne connait dans un premier temps Heidegger que par des intermédiaires, et quand il lit les premiers écrits du philosophe dans ces années là, il le situe très loin de l'univers de ses propres images. Qu'est-ce qui va finalement le rapprocher du philosophe ?
Je pense d'abord que Jünger est quelqu'un qui a toujours été très sensible à la grandeur intellectuelle de ses contemporains. Pour rester dans le domaine germanique, Jünger s'est très vite rendu compte que Gottfried Benn était un des très grands poètes de son temps. Il avait d'ailleurs écrit très jeune à Gottfried Benn qui ne lui avait pas répondu, je pense qu'il avait dû être très attristé de ça, mais ils se sont rattrapés un peu plus tard. Ça a été une relation cordiale, mais qui n'a pas pris l'ampleur de celle qu'il a connu avec Heidegger. De la même façon, il a très bien compris que Carl Schmitt était l'un des grands esprits de son temps, même si l'horizon de recherche de Carl Schmitt n'était pas le sien. Donc, il savait établir des relations au plus haut niveau entre le grand poète, le grand politique, le grand philosophe, lui-même étant le grand - on ne peut pas dire littérateur - dichter, qu'on ne peut pas traduire par poète en français, mais écrivain n'est pas suffisant. Pour prendre un terme de Jünger qu'on traduit facilement : le grand auteur, puisque Autor und Autorschaft (L'Auteur et l'Ecriture, ndlr) est un des livres importants d'Ernst Jünger.
Les deux hommes ont rencontré tous deux des difficultés après la Seconde Guerre mondiale, on se situe au moment où ils peuvent exercer à nouveau sans difficulté, mais on sent malgré tout quelque chose d'un petit peu désabusé dans l'échange. Est-ce que finalement cet échange-là ne relance pas chez eux quelque chose de vivace, de l'ordre de la pensée, ou de l'échange intellectuel ?
À l'origine, je suis un comparatiste. Je trouve très intéressant d'éclairer les écrivains les uns par les autres. Là, effectivement, c'est une correspondance entre eux qui démarre sur l'idée de lancer une grande revue intellectuelle. J'ai travaillé beaucoup sur Drieux La Rochelle, auquel on a reproché d'avoir accepté de diriger La Nouvelle Revue Française pendant la guerre. Il a repris cette revue à la fin de l'année 1940. Pour lui, l'invasion nazie était terrifiante, il s'attendait à ce que les nazis massacrent une partie de l'Intelligencia française, comme ça a pu se produire dans des pays comme la Pologne. Le fait qu'on le laisse faire paraître une revue, c'était pour lui une manifestation du fait que la pensée française existait toujours. Et là, Jünger et Heidegger pensent, à un moment donné, que peut-être il serait bon qu'il y ait une autre voix qui puisse s'élever. Des gens qui, soit n'ont pas été du tout compromis avec le régime comme lui, Jünger, soit ont été compromis, mais ensuite sont revenus sur cette compromission comme Heidegger. Il y avait donc cette idée que la voix d'une certaine Allemagne puisse de nouveau s'élever. Les circonstances n'étaient pas favorables, ils se sont très vite rendus compte que ça risquait d'être interprété comme une tentative revancharde, de vieux fantômes nazis qui remonteraient à la surface, et donc ça a tourné court. C'est le démarrage de leur correspondance.
On suppose une langue spécifique à l'un et à l'autre. Au moment de la traduction, quelles sont les difficultés que vous rencontrez, ou comment adaptez-vous la langue de l'un et de l'autre sans difficultés particulières au niveau de la traduction ?
Il y a la langue de l'un et la langue de l'autre. La langue de Jünger est une langue que je connais très bien. J'ai commencé à traduire ses œuvres il y a déjà longtemps, je le connaissais personnellement très bien, et je me sens dans une grande familiarité avec son langage. Et puis c'est une chose qui s'établit. Par exemple, j'ai traduit beaucoup de Nietzsche. Au début je pataugeais un peu, et à un moment donné - tous les traducteurs vous diront ça -, on a l'impression qu'on est entré dans l'univers langagier d'un écrivain, et là tout se passe tout seul si je puis dire. Je crois que je suis très bien entré dans le style particulier de Jünger. Il parlait à propos de sa propre langue du doctus, qu'on ne peut pas facilement traduire en français. Il y a une espèce de coupe, de rythme, d'allure de sa langue, que je connais bien. En ce qui concerne Heidegger, j'en ai beaucoup moins traduit. Mais, j'ai une familiarité avec sa philosophie. Et de temps en temps les Allemands se moquent des traducteurs français d'Heidegger en disant : « Mais comment est-ce que vous arrivez à traduire en français des textes que nous nous ne comprenons pas en allemand ! » C'est là que les difficultés sont très grandes. Il y a des moments où l'on peut essayer de trouver des équivalents, il y a un passage où il est question de choses qu'on dispose, qu'on transpose, qu'on propose, j'espère que j'y suis arrivé, mais il y a des termes, comme le Gestell, devant lesquels on baisse les bras, alors j'indique les principales traductions devenues canoniques auprès des traducteurs d'Heidegger, tout en donnant le terme allemand, parce qu'on ne sait pas comment faire. C'est comme pour traduire Dasein, maintenant les traducteurs ne traduisent plus, ils mettent Dasein.
Ernst Jünger / Martin Heidegger, Correspondance 1949-1975 (Traduction : Julien Hervier), Christian Bourgois
Par Emmanuel Abela
Photo : Christophe Urbain