Jacques Higelin

.thumb_higelin.jpg Il a presque fini par nous manquer. mais le grand Jacques Higelin est de retour. De retour sur disque. de retour sur scène. de retour dans la région de ces parents. en Alsace. à Sainte-Marie-aux-Mines. où il a enregistré son dernier album. Amor Doloroso.
À l’origine de votre rencontre avec Rodolphe Burger. il y a uneémission de radio où vous l’entendez interpréter un morceau de NeilYoung…

Oui. c’est un morceau où Neil Young se souvient de sonenfance. mais ma connaissance de l’anglais ne me permet de me souvenirdu titre [le morceau Old Man. avec ces paroles “Old Man look at mylife. I’m a lot like you were”. ndlr]. Je ne retiens rien. ni les noms.ni les dates. Depuis que je suis petit. j’ai une mémoire défaillante.même si j’ai une grande mémoire auditive et visuelle. Je me souviensvaguement de Marignan en 1515 sans savoir qui s’est battu là-bas ; parcontre. le 24.09.90. la date de naissance de mon enfant. ma fille Izia.oui. ça c’est important.

Au moment où vous l’entendez. vous le prenez pour un chanteur américain…
En fait. j’ai commencé par l’enregistrer avec mon capteur de poche. j’ai arrêté la voiture et j’ai écouté. J’ai trouvé la tonalité de sa voix grave très bien et je me suis dit que j’aimerais chanter avec cette tessiture-là. Je n’arrivais pas à identifier le chanteur. je pensais effectivement que c’était un chanteur américain. mais c’était Rodolphe. À la fin. le présentateur a donné son nom.



Et concrètement. vous cherchez à le rencontrer.
Oui. c’était l’époque où j’étais sur Charles Trenet — c’est une image ! — au Trianon. j’ai interrogé mon entourage et quelqu’un l’a contacté pour moi. Ça faisait très longtemps que j’avais envie de le rencontrer. depuis l’histoire de Kat Onoma et son rapport à Alain Bashung qui fait partie des cinq ou six personnes qui me bouleversent vraiment. En plus. j’ai appris qu’il était alsacien et je trouvais ça marrant. Avec Bashung qui a été élevé en Alsace. et Rodolphe qui habite à Sainte-Marie-aux-Mines. je me suis dit que nous allions créer une congrégation.

Pourquoi cherchiez-vous à le rencontrer ?
J’ai toujours voulu rencontrer certains artistes. et la meilleure façon de les rencontrer. c’est de les appeler. Tout comme j’ai eu envie de rencontrer Nougaro ou Gainsbourg. sauf que j’avais trop d’admiration pour Gainsbourg et ça devenait difficile. Pour Nougaro aussi j’avais de l’admiration… Mais j’y ai réfléchi. c’était plus que cela. Nougaro. Gainsbourg. Ferré. ce sont des gens qui sont riches de leur humanité. des êtres humains à part entière. Donc. j’appelle Rodolphe. il était très content et on s’est vu rapidement.

Comment s’est passée la première rencontre ?
Au début. nous étions intimidés. c’est toujours un peu intimidant. mais c’était super beau. On a parlé de l’Alsace. moi. j’étais d’Issenheim dans le Sundgau. tous les Higelin viennent de cette région-là. Le village est situé au milieu de petites collines. En Allemand. “Hügel” signifie la colline. ce mot est à l’origine du nom Higelin. Mais moi-même. je n’ai jamais autant habité l’Alsace que depuis que j’ai enregistré à Sainte-Marie-aux-Mines. Par contre. j’ai été élevé dans la tradition alsacienne. la nourriture et les fêtes. Alors que nous habitions en banlieue parisienne. à Chelles. tous les soirs dès qu’il rentrait du travail. mon père jouait du piano et chantait avec ma grand-mère des vieilles chansons alsaciennes. Moi. je les accompagnais. je m’asseyais sur les genoux de ma grand-mère et je faisais la tierce. Je me souviens d’une chanson. C’est un oiseau qui vient de France. qui exprimait la tristesse de savoir l’Alsace occupée par les Allemands. La famille avait décidé de quitter la région pendant la guerre. mais elle était très malheureuse…

Chantiez-vous également en alsacien ?
Mon grand-père m’a appris des chansons en alsacien. De toute façon. je comprenais tout ce qu’il disait. Aujourd’hui encore. si je fais un petit effort. j’arrive à suivre une conversation. Quand j’étais petit. ma mère ou ma grand-mère me berçait. et avec mon père et mon grand-père. ils se racontaient des histoires à propos de leur enfance en Alsace. Par la suite. j’ai découvert toutes ces villes qu’ils évoquaient entre eux. Haguenau. Molsheim. et plein d’autres… Je m’étais familiarisé avec une histoire qui me faisait rêver. Avec Rodolphe. nous évoquions tout cela. Je lui ai dit que mon père m’avait appris à jouer du piano en interprétant des chansons alsaciennes. il m’a fait écouter un enregistrement d’un type au piano [Hans Eisler. ndlr]. Quand j’ai écouté. je me suis dit que c’était exactement la façon de jouer de mon papa. On me dit que j’ai une touche très énergique au piano. ça vient de là. J’avais l’impression que mon père faisait sonner tout le piano avec une poigne très joyeuse.

À la suite de cette première discussion. Rodolphe vous invite à vous produire à Sainte-Marie…
Oui. il me dit qu’il organise un petit festival à Sainte-Marie-aux-Mines. très chaleureux. sans prétention. De plus. Rodolphe a ce talent de favoriser les rencontres entre des gens qui ne se rencontreraient pas forcément ailleurs. ce qui fait que ce festival est vraiment passionnant. On peut y croiser Alain Bashung. Fantazio. Claire Denis. Olivier Cadiot. des peintres. des photographes. Pour moi. c’est vraiment incroyable.

Il profite de votre présence à Sainte-Marie pour vous montrer son studio d’enregistrement.
Effectivement. à la fin du premier concert que je donne là-bas. dans le Temple Réformé. il me dit qu’il enregistre dans l’ancienne ferme de son grand-père. Il me montre un studio qu’il a monté dans le grenier. Et moi qui ai généralement horreur des studios. je découvrais un extraordinaire lieu de création. C’est un endroit fait pour les grands-enfants. pour les rêveurs. les artistes. quoi ! J’étais bouleversé. nous discutions avec Dominique Mahut. mon complice percussionniste. et nous étions tous deux d’accord. Nous estimions que c’était un endroit formidable : ça sentait bon le bois. on y trouvait plein de bonnes vibrations. Rien n’y est séparé. on trouve la console de sons. la cuisine juste à côté. Pour moi qui adore écrire dans la cuisine. c’était parfait. Dès que je voulais compléter une phrase. je m’asseyais. je buvais un bon verre de vin d’Alsace. je faisais ma petite modification et on pouvait enregistrer dans la foulée. Et puis. les chambres sont en dessous. Quand je m’endormais. j’entendais encore la musique ; dès fois. je me réveillais et je grimpais l’escalier qui craque en disant : « Mais non. c’est pas ça ! » C’est un endroit qui a une âme. un endroit magique avec un décor magnifique. forcément inspirant.

Vous êtes arrivé à Sainte-Marie avec un grand nombre de chansons.
J’ai écrit pendant près de trois ans dans un autre endroit magnifique. dans la Haute Vallée de Chevreuse. dans un ancien manège qu’un ami avait transformé en atelier d’artistes. Pendant ce travail d’écriture. j’ai pris conscience que j’avais peut-être parfois perdu le contrôle de mes précédents enregistrements. Je me suis dit qu’il fallait faire cet album comme on fait un film. sans avoir ce rapport au temps. avec des concerts à venir. Il fallait que j’accorde à ces chansons autant d’importance que si je réalisais un film. Je suis entré dedans en excluant toute idée de l’interpréter en public afin d’y apporter un soin très grand. Pour ça. Rodolphe m’a énormément aidé. De manière naturelle. il a fait en sorte que la rencontre devienne passionnante. On a vécu une aventure extraordinaire. sous le signe de la grâce. de l’invention et de la magie.
 
Il y a cette très belle histoire concernant l’enregistrement de la chanson que vous destinez à votre fille…
Oui. la chanson J’T’aime Telle… J’avais commencé l’écriture de ce morceau alors qu’Izia ne devait avoir qu’onze ou douze ans. Je n’avais qu’une mélodie que j’ai retrouvée. et je me suis rendu compte qu’entre temps. Izia était devenu une grande fille de seize ans. une adolescente prête à prendre son envol. Elle écrit ses morceaux en anglais. et exprime ses propres valeurs. Je me demandais ce que je pouvais lui dire. Lui donner des conseils ? Ça ne sert à rien. les enfants écoutent. mais ils trouvent cela pesant. Alors. j’ai pris le parti de lui dire simplement que je l’aimais. « J’t’aime telle. telle que t’es… ». C’était une manière de lui rappeler qu’elle tracera sa propre voie. mais que mon amour la portera.

Mais vous avez eu du mal à l’interpréter.
Je l’interprétais de manière très chantée. alors que c’était beaucoup plus intime. Et je n’y arrivais pas. je me suis assis. Le producteur anglais Ian Caple a remis la musique. comme ça en fond sonore. J’avais un casque sur les oreilles et un micro devant moi et je me suis mis à chantonner en lisant mon cahier. Les musiciens étaient partis dans la cuisine. mais je ne les voyais pas ; ils étaient derrière le buffet qui les cachait. À la fin. je leur dis que j’ai enfin trouvé la façon d’interpréter cette chanson. Ils éclatent tous de rire. et me confirment qu’il faut effectivement la chanter comme ça. avec cette présence-là. Je leur dis « Ok. on va la faire ! ». et ils me répondent « Mais c’est fait ! » En fait. ils l’avaient enregistrée. Quand j’ai écouté. j’ai pensé qu’il fallait la refaire. ils m’ont dit : « Mais non. pas du tout. pourquoi ? Tu chantais de la manière la plus naturelle possible et c’est beau ainsi. » La version correspond donc à la première voix que j’ai placée dessus. Après avoir chanté « Mon enfant. mon amour ». j’ai pleuré parce que je ne l’avais pas vue quelque temps. elle me manquait forcément. Elle me manque toujours quand elle est un peu trop loin. trop longtemps. Quand on s’est revu. je lui ai dit que j’avais enregistré cette chanson pour elle. Nous écoutons le disque avec sa mère. sa copine et la famille. j’étais dans mes petits souliers. j’appréhendais le moment où elle allait découvrir le morceau. Après l’avoir écouté. elle a fondu en larmes. j’ai retrouvé la même émotion qu’au moment de l’enregistrer. elle est venue dans mes bras et on pleurait tous les deux… Elle me disait : « C’est trop beau ce que tu as écrit. Papa ! »

Vous allez interpréter l’album à Sainte-Marie.
Oui. ça aussi. c’est vraiment formidable. Ça me fait tellement plaisir de l’interpréter là où il a été créé et d’apporter ce disque. de manière vivante — live ! — à tous les gens que j’ai rencontrés à Sainte-Marie et avec lesquels des liens se sont noués. la pharmacienne. les gens de la pâtisserie. de la papeterie. la femme du pressing. la marchande de journaux…

Propos recueillis par Emmanuel Abela

Dernier album : Amor Doloroso. EMI