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Qu’est-ce qui vous a mené à la mise en scène de L’Enlèvement au Sérail ?
J’ai un amour immense pour Mozart, bien qu’au départ, lorsque je suis tombé en amour pour l’opéra, c’était plutôt Verdi et les romantiques qui m’intéressaient. Je ne connaissais pas très bien Mozart et je crois qu’à l’époque je ne le comprenais pas… Mais je me suis rendu compte plus tard que c’est du théâtre en musique, c’est un autre univers. J’adore Die Entführung aus dem Serail, mais je n’aurais pas choisi cet opéra moi-même. J’avais un peu peur parce que Mozart est très compliqué. Je doutais et me demandais si j’étais prêt pour cela. C’est Marc Clémeur, le directeur général de l’Opéra national du Rhin, qui m’a convaincu de le faire et j’en suis très heureux. Cela nous a permis de vraiment étudier cette partition.
Qu’est-ce qui rend Mozart si particulier, à vos yeux ?
Il y a quelque chose d’universel dans l’œuvre de Mozart… Par exemple, le texte utilisé pour le livret de L’Enlèvement au Sérail a été utilisé par d’autres compositeurs à l’époque, quatre ou cinq fois, et mis en musique. On ne connaît plus ni ces compositeurs, ni ces œuvres, parce que l’histoire est assez conventionnelle pour l’époque, mais Mozart l’a traité d’une manière inventive, à la fois extrêmement directe et sincère, sans artifice… Puis, il y a une profondeur qui transcende les paroles d’une manière incroyable. À chaque répétition, je peux découvrir de nouvelles choses que je n’avais jamais entendues auparavant. C’est fabuleux.
Dans L’Enlèvement, on retrouve les thèmes intemporels et universels que sont l’amour, la mort, la clémence et la fidélité.
Oui, en réalité, l’intrigue se déroule à n’importe quelle époque et partout. On a beaucoup réfléchi à une clef d’interprétation pour traiter l’Orient. Selon moi, le choc des civilisations ou la situation politique en Turquie n’était pas les thèmes principaux de cette œuvre. J’ai vraiment ressenti que, pour Mozart, cet Orient n’était presque qu’un prétexte pour pouvoir raconter sa propre histoire. Il ne met pas l’accent sur ce qu’il se passe, il se concentre sur les émotions et tente de pénétrer l’esprit des personnages. C’est presque comme si l’action était reléguée au second plan. Au XVIIIe siècle, il existait une réelle fascination, sinon une obsession, pour l’Orient. Ce thème était extrêmement populaire dans tous les arts, mais à l’époque, c’était un monde imaginaire. Les Occidentaux ne connaissaient pas directement ce monde. Il s’agissait donc toujours d’un endroit imaginaire de sensualité, de chaleur et d’étrangeté, qui permettait aux artistes de raconter une histoire et de créer une sorte de miroir de notre société.
D’où les miroirs dans la mise en scène !
Exactement, mais j’espère que c’est assez subtil, on n’a pas voulu que cela soit le thème principal de l’esthétique. Ils nous permettent de traiter l’Orient comme une métaphore poétique, ils représentent le miroir de notre monde occidental, mais aussi la dualité des personnages. Il y a plusieurs instants où les amants sont face à face, et où ils se demandent d’une part s’ils sont des étrangers pour eux-mêmes, et d’autre part si l’autre est un étranger. Ce thème de l’étranger se retrouve partout dans cet ouvrage et il ne s’agit pas seulement d’un contraste entre l’Orient et l’Occident. On essaie de montrer des amants qui sont désorientés, qui errent dans une sorte de labyrinthe intérieur, un labyrinthe de l’âme.
Du coup, comment réussissez-vous à suggérer l’Orient, sans tomber dans la caricature ?
C’était notre challenge. Nous ne trouvions pas intéressant de présenter l’Orient comme une sorte de conte de fée naïf ou de faire une sorte d’analyse en termes politiques et culturels de la confrontation entre Occident et Orient. Je n’ai pas trouvé assez de motivation dans les textes ou dans la musique… Cette musique turque de Mozart était d’ailleurs inspirée par Gluck, et non par les vrais musiciens turcs. On a parfois l’impression que ce sont des citations. On trouve la musique turque dans l’ouverture et dans quelques scènes avec Osmin, mais pour le reste, il s’agit bien de Mozart. Ce qu’il fait et qui le rend révolutionnaire, c’est qu’il crée une réelle dramaturgie musicale intérieure. C’est presque un théâtre interne. On a donc essayé de trouver un concept qui présente l’Orient comme une sorte de fantasme. Le décor a un point de départ assez concret : on part de l’intimité d’une chambre, qui va par la suite se diluer dans la fantaisie. Il y a quelque chose de menaçant là-dedans. À partir de ce point de départ, le décor va, en utilisant les mêmes éléments, devenir de plus en plus poétique, afin de laisser respirer la musique et de permettre au public de vraiment se concentrer, non sur un contexte pseudo arabe, mais sur les émotions. Il s’agit surtout des émotions de Konstanze, qui vit une vraie bataille intérieure, quand elle découvre qu’elle est en réalité amoureuse de deux hommes en même temps – pour l’époque, je pense que c’était assez révolutionnaire de montrer quelque chose comme cela et d’en faire une analyse profonde, comme l’a fait Mozart. On a essayé de créer un Orient avec des éléments occidentaux du XVIIIe siècle, tel un monde où on ne distinguerait plus rêve et réalité.
Le fait que vous ayez mis en scène deux opéras dont l’Orient est le décor, Aladin et la Lampe merveilleuse de Nino Rota puis L’Enlèvement au Sérail, est-ce une coïncidence ?
Oui, c’est une coïncidence, mais c’est vrai que le thème de l’Orient est présent dans les deux cas, bien que cela soit de manières différentes. Pour Aladin, j’avais effectué beaucoup de recherches sur l’Orient et les contes des Mille et Une Nuits., qui m’ont servies pour L’Enlèvement. C’est très intéressant de savoir que les Ottomans ont été aux portes de Vienne, où Mozart a composé Die Entführung aus dem Serail, et que malgré tout, cet Orient restait un monde inconnu, un monde d’imagination. Je crois que l’imagination est un thème important dans les deux productions. Dans L’Enlèvement au Sérail, l’imaginaire est beaucoup plus adulte, bien sûr. Les personnages, Belmonte et Konstanze sont des jeunes gens qui aiment pour la première fois, qui vont découvrir la vraie vie. Konstanze découvre alors qu’il y a un lien entre l’amour et la douleur.
Aladin et la Lampe merveilleuse n’était pas votre première production destinée aux plus jeunes ; il y a eu auparavant votre première mise en scène pour La Flûte enchantée de Mozart. Cela vient-il d’une envie de faire découvrir et aimer l’opéra, que l’on croit souvent réservé aux adultes, aux enfants ?
Oui, je trouve cela important et c’est super de créer une mise en scène destinée aux enfants parce que cela permet de travailler contre les préjugés dont est couvert l’opéra : « c’est conventionnel, c’est ennuyeux… ». Travailler pour les enfants oblige à concevoir les choses d’une manière extrêmement directe. Les enfants sont le public le plus réceptif que l’on peut imaginer. Il faut se dire que c’est la première fois qu’ils vivent une expérience aussi totale : chaque sens est mis à contribution à travers la musique, les mouvements, les couleurs, les émotions. Puis, les enfants ne sont pas seulement réceptifs, ils sont également très critiques et honnêtes, car ils ne connaissent pas encore les conventions et les politesses propres à l’opéra. Ils ne savent pas qu’il faut être silencieux, applaudir après un air. Ils parlent tout le temps et si on n’est pas franc dans la mise en scène, ils ne sont plus intéressés. Pourtant, il n’y a pas besoin d’en faire de trop, ils ont une imagination et une intelligence incroyable et je pense que pour cela, on peut se permettre de concevoir une mise en scène assez suggestive.
Par Stéphanie Linsingh / Photo : Stéphanie Linsingh et Opéra national du Rhin