Rebattre les cartes

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Après le Centre Pompidou-Metz en mai 2010, c’est au tour du Consortium à Dijon d'ouvrir ses portes. Une structure qui – au-delà de la divergence admise de ses projets et de ses statuts de ceux de l'institution messine – partage avec cette dernière la même capacité de redéploiement de l'activité culturelle sur son territoire.

Au printemps a débuté l'ouverture des nouveaux bâtiments du Consortium, rénovés et agrandis par l’architecte Shigeru Ban. « Débuté », car plutôt qu’une inauguration officielle à peine la peinture sèche, c’est un lancement progressif qu’a choisi le centre d’art. Ce choix prudent pose comme nécessaire l’intégration naturelle du bâtiment et de ses activités dans le tissu associatif et urbanistique dijonnais. Comme si, consciente de la redistribution des cartes à venir, l’équipe désirait éviter toute déviance spectaculaire pour, au contraire, mieux préserver l’intégrité de son projet. Car avec l'installation dans les 4000 m2 d’un ancien bâtiment industriel agrandi – jusqu’alors connu sous le nom de « l’Usine » – c’est une remise à plat majeure de ce qu’est le Consortium qui s’annonce. Et les modifications à venir promettent autant d’influer sur le centre d’art, sur les autres départements du Coin du Miroir – association fondée en 1977 par Franck Gautherot et Xavier Douroux et dont les activités vont du graphisme à la mise en œuvre du programme des Nouveaux Commanditaires –, que sur une partie du monde culturel dijonnais. Les lignes ont d’ailleurs déjà commencé à bouger : de trois, l’équipe de co-direction est passée à six et Xavier Douroux, Franck Gautherot et Eric Troncy sont rejoints par Seungduk Kim, Stéphanie Moisdon et Anne Pontégnie. De même, les expositions collectives, depuis plusieurs années délaissées, réapparaissent au Consortium. C’est d’ailleurs un vaste ensemble de pièces que le public peut appréhender jusqu’en novembre, au sein d'un parcours permettant autant de découvrir des conversations inopinées entre des œuvres, de se plonger dans l'histoire du rock, que de voir ressurgir des pièces inscrites dans l’histoire des expositions du centre d’art. Rencontre avec Xavier Douroux.

Quel regard portez-vous sur ces premiers mois d’ouverture de l’Usine ?

D’abord, je voudrais qu’on ne l’appelle plus l’Usine. C’est nous-même qui l'avons nommé ainsi, mais ce nom m'a toujours semblé malvenu. Je n’aime pas les endroits qui renvoient à ce qu’ils étaient précédemment. Ce qui est bien dans « le Consortium » c’est qu'il n’indique ni une activité, ni un usage, mais un projet collectif. L’idée d’une coopération plus que la reconversion d’un lieu. Ensuite, nous prenons la mesure du bâtiment. Nous estimons qu’il y a aujourd'hui une dérive des architectes, amenant à une confiscation des projets au profit d’un effet d’image. Souhaitant, au contraire, que le bâtiment soit au service de notre activité, des œuvres et des artistes, nous avons été un interlocuteur très impliqué dans le chantier. Et aujourd’hui, il y a la perception qu’en ont les gens : celle qu’il échappe à l’autoritarisme d’un geste architectural et qu’il porte en lui une humanité, notamment avec la cour intérieure.

Lors d’un précédent entretien, vous évoquiez un risque : que ce lieu devienne un mausolée vide. Le moyen d'y résister : votre expérience du chantier...

Le chantier a été extrêmement important. J’ai appris cela de l’architecte Patrick Berger : la notion de chantier contient la possibilité de changement. Contrairement à un mausolée, dont la dimension finale est inscrite dans sa symbolique et sa forme, ce bâtiment peut évoluer. Il offre une facilité d’utilisation, une circulation simple et la possibilité d’en séparer ses parties. Ensuite, l'abandon de l'idée de consacrer une partie à des présentations permanentes et une autre à des expositions temporaires suppose de gérer le bâtiment dans une fluidité nouvelle. Enfin, ce lieu n’est qu’une partie du Consortium et le Consortium n’est qu’une partie de l’association. Qu’il constitue la part immergée de l’iceberg d’une activité économico-culturelle et artistique plus vaste doit théoriquement nous permettre de ne pas nous focaliser sur lui, et d’éviter de nous retrouver piégés par la nécessité de l’utiliser. En même temps, nous avions besoin de cette vitrine, pour montrer les artistes dans de bonnes conditions, mais aussi pour accueillir mieux nos voisins, parce que nous désirons que ce bâtiment rentre dans la conscience de vie des habitants.

Est-ce pour éviter de figer les choses que l’ouverture est progressive ?

Les trois journées portes ouvertes répondaient à cela. Nous ne souhaitions pas confronter les gens à une cohue, mais créer les conditions d’une rencontre. Nous avons simplement rédigé un texte, figurant sur le recto de l’invitation, en lieu et place des textes habituellement empruntés. Nous avons laissé le temps agir et progressivement les gens, la presse sont venus. Ensuite, n’étant ni dans l’alternatif, ni dans le refus de l’intervention publique et recevant de l’argent public, il est logique qu’il y ait une inauguration officielle [le 15 septembre dernier, ndlr]. Il est important que les représentants de l’État, des collectivités, prennent la mesure de ce lieu, en saisissent la nécessité. Moi qui revendique un nouveau lien entre l’art et la société, je revendique également la possibilité pour l’art de se couper de la société. Pour, le temps de l’invention et avant celui de l’expérimentation dans un lien avec la société, redevenir un laboratoire.

Comment avez-vous construit cette première exposition ?

Ce n’est pas une exposition. Nous ne voulions pas ouvrir ce bâtiment pour qu’on voit son architecture, nous voulions qu’il y ait des œuvres. Nous avons donc réfléchi en creux sur cette idée. Ainsi, l'ensemble des œuvres présentées ne fait pas exposition, mais à l’intérieur, une sorte de bloc donne l’impression d’en être une. Alors qu’il propose plus une inversion des choses...

Qu’est-ce qui fait « exposition » ?

Généralement, lorsqu’on parle d’exposition, il y a un commissariat, un sujet – au mieux un prétexte –, mais ce sont le plus souvent des thèmes illustrés par un rassemblement d’œuvres. Là, il n’y a aucune thème général et rien ne justifie le choix des œuvres. Il y a notre sélection, basée sur l’intuition qu’en passant d'une œuvre à l’autre des transitions s'opèrent. Par exemple, lorsque vous arrivez dans la salle de Bertrand Lavier, vous voyez son « pylône chat » s’inscrire dans le paysage derrière les pièces de Cindy Sherman. Nous nous sommes aperçus que les couleurs présentes chez Sherman sont exactement celles de bâtiments qu’on aperçoit par les fenêtres de la salle de Lavier... Ce rapport de couleurs imprévu n’est pas un concept d’exposition. Ce sont des articulations qui, parfois sont pensées à l’avance, parfois sont le fruit du hasard, d’une intuition. Ensuite, en creux, à l’intérieur de cet ensemble d'œuvres se trouve la section Deep Comedy (la comédie humaine), proposée par l’artiste Dan Graham. Là, les œuvres réunies sont souvent drôles et parlent de l’amour, du passage à l’âge adulte, de la mort... tout ce qui fait la comédie humaine. Mais c’est le service minimum, c’est d’une bêtise absolue, l’idée étant de proposer une exposition collective subtile sur un thème très banal. Une manière, aussi, de critiquer les expositions à thèmes...

Comment avez-vous choisi les œuvres ?

Cela s’est construit entre nous. J’ai un peu joué le chef d’orchestre et nous avons dû chercher des éléments – comme les sculptures du XIXe siècle de François Pompom et Emmanuel Frémiet – pour créer des effets d’articulation. La présence de ces deux artistes est symboliquement forte, puisque nous donnons notre collection au musée des Beaux-arts de Dijon. Avec l’idée que la ville, en tant que communauté, devrait être un musée. Non pas comme lieu figé, mais comme projet de bien commun dynamique influencé par les Lumières. Il s’agit d’imaginer que le musée est, peut-être, le dernier endroit commun où les choses nous appartiennent collectivement. Et que sans tomber dans le conservatisme, il est possible de réintroduire les idées d'un lieu de bien collectif à l’échelle de la ville.

Concernant les œuvres de Pompom et Frémiet, la non-neutralité de leur cimaise est assez drôle...

Ce sont des tables, dont le profil évoque celui de tables anciennes. Je les ai trouvées par hasard dans la réserve du musée et il s’avère que leur découpe est très proche du profil de la porcelaine de Meissen de Daan Van Golden. Mais ce n’était pas prémédité. J’ai su que nous avions la rotule entre Rachel Feinstein – dont les maquettes d'un Gargantua commandé par des habitants de Précy-sous-Thil conversent avec les œuvres animalières de Pompom – et les silhouettes de Mozart de Van Golden seulement lorsque ses tableaux sont arrivés là. Que le profil de chacune de ces silhouettes renvoie à celui des tables est un pur hasard. Enfin, tout cela est très formel...

La salle de Van Golden réserve une surprise : elle révèle une salle, surélevée, copiant à l'identique celle présente dans les murs du Consortium, rue Quentin...

C'est presque une caricature... On m'a dit que c'était stupide, mais je suis comme Jerry Lewis, j'adore les choses stupides... Quand on quitte un endroit, il faut toujours en emmener un morceau. Donc j'ai emmené la mezzanine de l'espace du centre ville.

Sauf que l’escalier permettant d’y accéder a disparu et la salle s’expose elle-même, presque par fétichisme...

Il y aurait eu un conservatisme à recréer à l’identique et le souvenir modifie toujours les choses... Après, j’accepte tous les qualificatifs. Il peut aussi s’agir de se prémunir contre le mauvais esprit... Je crois beaucoup aux spectres des œuvres dans les expositions. Au fait qu’une œuvre, pour peu qu’elle ait eu un vrai rapport avec une salle, continue à la hanter. Tout cela est très lié à la mémoire et c’est, de même, ce qui nous a emmené à vouloir des cloisons fixes, pour que le changement vienne de la succession des expositions. Que ce ne soit pas le lieu qui évolue, mais ce qui s’y passe, permet d'emporter plus aisément le souvenir et la conscience des œuvres. C’est une façon de se défier du spectaculaire, du contenant, pour privilégier la concentration sur le contenu. À la fois, il y a un endroit où le spectaculaire joue, c’est dans la salle isolée des autres, très haute... Mais nous ne sommes jamais à 100% d'un côté, il faut articuler les choses pour qu'une forme d’harmonie, d’équilibre, de négociation s'opère.

Tout comme pour Deep Comedy, il s’agit d'assumer une position pour mieux la retourner...

Nous avons une culture proudhonienne, mais avec tout de même un peu d'hégelisme, de dialectique. Toute position incluant la possibilité de sa contradiction, il est bien que nous soyons nos premiers contradicteurs. C’est ce que nous avons tenté de faire dans ce moment d'ouverture.

L’idée que l’art, les œuvres, les artistes établissent des conversations est-elle importante pour vous ?

L’art est un moment de démultiplication des conversations, où on peut élargir le champ individuel de ce qui fait société pour atteindre quelque chose de plus ample, ambitieux. Nous manquons actuellement de moments politiques, il y a une désillusion vis à vis des activités militante et politique. La commande d'une œuvre d'art, ainsi que l'établissement dans l'exposition de cet espace de négociation et de conversation sont des moments politiques. Avec nos moyens, nous tentons d’offrir ces instants afin que les personnes dépassent la seule vision individualiste des choses.

Vous avez cessé durant une décennie les expositions de groupe, préférant les expositions individuelles. Pourquoi y revenir aujourd’hui ?

Parce que le bâtiment l’induit et parce qu’il y a une urgence pour nous à tenter d’en varier les effets déclencheurs, la dynamique interne. Nous assistons à un dessèchement aujourd’hui de l’exposition de groupe et du commissariat d'exposition en général. Mais il nous semble possible que des points de départ externes au champ de l'art deviennent intéressants dans le champ de l’art. Une future exposition, certainement élaborée avec Michel Houellebecq, abordera le travail et en contrepoint la question des loisirs. La Carte et le Territoire de Houellebecq me fascine, dans ses références à Charles Fourier et William Morris, dans sa façon de traiter de la ruralité, du travail, de l’artisanat. Mais nous n’illustrons pas un thème, nous utilisons l'effet de levier offert par des points de vue extérieurs pour réunir des œuvres. Il y a tout un substrat de matière présent là, à l’état gazeux, et nous le figeons dans une apparition fantomatique, qui est une exposition de groupe. Puis, les choses repartent et d'autres personnes peuvent, à leur tour, s'en ressaisir.

Envisagez-vous de faire des commandes ?

Nous y songeons, la grande salle impose cela... L’air de rien, avec le bâtiment, le passage à six directeurs, nous rebattons les cartes, balayant sous un éclairage différent tout ce qui a été abandonné... Même récemment, comme la production, puisque après avoir produit beaucoup d’œuvres, nous avons mis en standby cette activité. Cela ne veut pas dire que nous n'y reviendrons pas, une fois trouvés les moyens d'en accompagner les évolutions. Nous sommes toujours dans ce rapport entre le virtuel, le conceptuel et le faire. Nous aimons faire et avons la chance d'avoir des instruments d'autonomie nous permettant de choisir les endroits, les moments et la manière du faire.

Sur votre site internet, la page F.I.S.T. référence d’autres Consortiums, pourquoi ?

C’est un gag. Je me suis aperçu que ce nom est très utilisé dans les sphères des nouvelles technologies, des technologies participatives, du jeu interactif... Nous allons publier aux Presses du réel les écrits de John Ruskin, penseur ayant énoncé dans les années 1880 des réticences à l’industrialisation très articulées intellectuellement. Là où « l'usine » est pour moi un terme dépassé, évanoui, le « Consortium » évoque un collectif, un archipel, une constellation. C’est ici que le fait d'avoir une maison d'édition est intéressant : en publiant Joseph Proudhon, Gabriel Tarbes, ou encore Ruskin, nous déplions un paysage intellectuel. Les liens entre tous ces auteurs procèdent d’une reconstitution fictive, après coup, mais au final aussi intéressante que la réalité historique. Les expositions ne peuvent plus faire cela...

Vous dites, en effet, trouver une plus grande liberté dans le développement d'un programme éditorial que d'un programme d'expositions...

Exactement. Mais maintenant que j’ai retrouvé cette liberté par le livre, je peux revenir à l'exposition de groupe. D’ailleurs c'est pour cela que j'y reviens par le livre, via Houellebecq, Ruskin, Morris. Ce sont comme ces matières qui se dessèchent et reprennent vie une fois passée par l’extérieur. Peut-être que l’exposition de groupe, revivifiée par d'autres secteurs, pourra revivre...

Par Caroline Châtelet / Photo : Vincent Arbelet

LE CONSORTIUM, exposition jusqu’au 10 novembre, à Dijon

03 80 68 45 55 – www.leconsortium.com

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